vendredi 13 novembre 2009

Mardi 29 septembre 2009

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 6


Présidence de M. André Gerin, Président
– Audition de l’association Ville et banlieue de France : M. Claude DILAIN, président, maire de Clichy-sous-Bois, M. Jean-Pierre BLAZY, maire de Gonesse, M. Renaud GAUQUELIN, maire de Rillieux-La-Pape, M. Jean-Yves Le BOUILLONNEC, maire de Cachan, M. Xavier LEMOINE, maire de Montfermeil.
– Audition de Mme Gisèle HALIMI, Présidente de l’association Choisir la cause des femmes
– Audition de M. André ROSSINOT, maire de Nancy, auteur du rapport La laïcité dans les services publics

La séance est ouverte à seize heures trente.

Audition de l’association Ville et banlieue de France

• M. Claude DILAIN, président, maire de Clichy-sous-Bois,

• Mme Renée FELTIN, déléguée générale,

• M. Jean-Pierre BLAZY, maire de Gonesse,

• M. Renaud GAUQUELIN, maire de Rillieux-La-Pape,

• M. Jean-Yves Le BOUILLONNEC, maire de Cachan,

• M. Xavier LEMOINE, maire de Montfermeil


M. André Gerin, président. Mes chers collègues, à la suite de notre rencontre de la semaine dernière et, comme certains d’entre vous l’ont souhaité, le document sur les talibans et les prescriptions imposées aux femmes en Afghanistan vous a été adressé.

Nous abordons aujourd’hui notre cinquième séance d’auditions. D’ici au 16 décembre, nous tiendrons, normalement, onze séances, la remise de notre rapport étant prévue pour la fin du mois de janvier 2010.

Plusieurs déplacements sont prévus : les jeudis 8 octobre à Lille, 15 octobre à Lyon, 5 novembre à Marseille et le vendredi 13 novembre à Bruxelles. S’y ajoutera, avant fin novembre à l’Assemblée nationale, une journée entière d’auditions de personnes de la région parisienne confrontées en première ligne à la question du voile intégral.

Je voudrais redire que notre mission se concentre sur la réalité que recouvre le voile intégral, à savoir l’islamisation de territoires de notre pays. Dès le mois de juillet on avait évoqué le fait que le port du voile intégral était la « partie visible de l’iceberg », ce mouvement intégriste existant dans d’autres pays européens.

Par ailleurs, notre mission ne veut pas intervenir sur le champ religieux : nous dissocions la question du voile intégral de celle de la place de l’islam dans la République française. Nous refusons ainsi tout amalgame entre ces pratiques et l’islam.

Nous voulons avant tout une clarification publique pour combattre une pratique qui, à nos yeux, relève de traditions et de coutumes moyenâgeuses, portées par les intégristes et les salafistes. Nous avons comme objectif le nécessaire dialogue avec les représentants du culte musulman, pour dire non à cette dérive intégriste, pour dire oui à un islam respectueux des principes de la République et de la laïcité. Il s’agit pour nous de distinguer la place de la religion d’un côté, et la responsabilité publique et politique de la représentation nationale de l’autre.

Nous souhaitons donc entendre, sans a priori, tous les points de vue. Nous auditionnerons, par conséquent, les représentants du culte musulman et, si cela est possible, des femmes, mineures ou majeures – que l’on n’entend pas –, qui vivent des réalités concrètes dans certains quartiers très difficiles.

Enfin, nous espérons répondre à l’attente de la population qui a le sentiment qu’un laisser-faire prévaut sur ce sujet.

Nous débutons cette nouvelle journée d’auditions par une table ronde rassemblant des membres de l’association de maires Ville et banlieue de France, fondée en 1983 pour « favoriser le développement des quartiers les plus fragiles du territoire et valoriser l’image des villes de banlieue ».

Nous avons ainsi le plaisir d’accueillir son président, M. Claude Dilain, maire de Clichy-sous-Bois, ainsi que quatre de ses membres : M. Jean-Pierre Blazy, maire de Gonesse, M. Renaud Gauquelin, maire de Rillieux-la-Pape, M. Jean-Yves Le Bouillonnec, député-maire de Cachan, et M. Xavier Lemoine, maire de Montfermeil.

Nous avons souhaité auditionner votre association, Messieurs, parce que les maires sont quotidiennement en prise avec les difficultés liées au port du voile intégral. Ils doivent, en effet, garantir l’ordre public dans leur commune. De surcroît, les fonctions de maire constituent un poste d’observation privilégié des évolutions de la société.

Quelle a été l’évolution de la pratique du port du voile intégral dans votre commune. Surtout, que recouvre cette pratique ? Le port du voile constitue-t-il, selon vous, une atteinte au principe de laïcité ? Enfin, faut-il voter une loi ? Je rappelle que l’option de départ de la mission n’a pas été d’axer a priori sa réflexion sur la nécessité d’une loi. Des décrets ou des arrêtés municipaux vous paraîtraient-ils plus appropriés ?

M. Claude Dilain, président de l’association de maires Ville et banlieue de France, maire de Clichy-sous-bois. Je vais résumer la position officielle de l’association que j’anime, dont un conseil d’administration élargi s’est réuni ce jour pour débattre, durant de longues heures, de cette question.

D’abord, il est clair que, pour les élus, il ne faut pas mélanger le problème du foulard avec celui du voile intégral, car ils sont très différents. Le foulard renvoie à la question de la laïcité, éventuellement au prosélytisme, alors que le voile intégral touche à la dignité de la personne – en l’occurrence la femme –, en même temps qu’il est un frein à l’intégration. En renvoyant à d’autres questions, le voile intégral dépasse l’aspect religieux.

Ensuite, la situation est très variable d’une ville à une autre. Le premier chiffre qui a circulé dans la presse nous a fait sursauter, car le nombre de femmes en France portant le voile intégral est très élevé dans certaines banlieues, à tel point que les gens ont dit : « Ceux qui ont fait ce décompte ne viennent jamais chez nous ! » Dans d’autres communes, on ne trouve qu’une personne parfois qui porte ce type de voile. Lorsque le problème de la pratique du port du voile intégral se pose de façon importante, comme à Clichy-sous-Bois et à Montfermeil, les adhérents de Ville et banlieue sont unanimes pour la condamner.

La première erreur serait donc de nier ou de sous-estimer ce phénomène qui connaît un développement incontestable dans certaines villes.

Face à une montée en puissance des exigences religieuses dans ces villes, les maires sont inquiets. Les requêtes portent sur les repas à l’école – après ceux sans porc, il en faut maintenant sans viande ou halal –, mais également les créneaux horaires discriminants hommes-femmes dans les piscines, les gymnases ou à l’hôpital. Tous mes collègues de l’association l’ont confirmé : nous assistons à un envahissement du fait religieux dans la vie civile.

Si la réponse est complexe, les élus sont néanmoins unanimes pour dire que la prévention – en particulier, l’éducation – reste la première chose à faire dans les associations, les centres sociaux, mais aussi à l’école, dès le plus jeune âge. Peut-être n’utilisons-nous pas suffisamment la journée de la femme. En tout cas, des améliorations sont possibles.

Faut-il une loi ? Les élus sont partagés.

Pour une partie d’entre eux, il n’y a pas matière à légiférer, en termes de droit, sur l’espace public. Surtout, un grand nombre insiste sur les risques qui existent à légiférer. En effet, une loi ne risque-t-elle pas de stigmatiser, une fois de plus, des villes qui, comme les nôtres, le sont déjà ?

En outre, une interdiction légale du port du voile intégral ne va-t-elle pas, par effet boomerang, encourager celui-ci ? Notre diagnostic montre effectivement que le voile appelle le voile : il ne se développe pas où il n’y en a pas, mais devient une épidémie dès son apparition.

De plus, qui se chargera de faire respecter la loi ? Cette question très importante a suscité beaucoup d’inquiétudes.

En dépit de tous ces risques, un certain nombre d’élus, de maires, souhaitent que le Parlement légifère. La réponse au problème ne passe cependant pas forcément par une loi ; à cet égard, Jean-Yves Le Bouillonnec vous présentera une proposition, à laquelle j’adhère totalement. En tout cas, il y a unanimité pour dire que nous ne pouvons pas ne rien faire.

Une deuxième erreur, très grave, serait de renvoyer la « patate chaude » aux maires, au prétexte que ce problème n’existe que dans un certain nombre de villes. Je le répète : cette question renvoie aux valeurs républicaines que sont l’intégration, le respect de la personne et sa dignité. Elle appelle donc une réponse de la société française – et non exclusivement des maires par le biais d’arrêtés municipaux – et, par conséquent, la réaffirmation des valeurs de la République, d’une manière ou d’une autre, mais de façon symbolique et forte.

M. Jean-Pierre Blazy, maire de Gonesse. Gonesse est située dans l’est du Val-d’Oise, territoire qui s’apparente à celui que connaît Claude Dilain à Clichy, avec les mêmes caractéristiques sociodémographiques et socioculturelles.

Le voile intégral y est minoritaire par rapport au foulard, lui-même très répandu dans l’espace public. Il est cependant visible et suscite des réactions de condamnation et de rejet de la part d’une partie de la population qui, loin de voter pour le Front national à chaque scrutin, a des convictions laïques et républicaines. Si ces réactions ne se manifestent pas au quotidien de façon apparente, elles n’en demeurent pas moins une réalité.

Il faut bien comprendre que c’est d’abord sur nos territoires de banlieue, déjà fragilisés, que le phénomène existe. D’où le risque de renforcer leur stigmatisation. C’est pourquoi je suis hésitant sur l’adoption d’une loi sur ce sujet. Certaines personnes issues des couches moyennes n’ont-elles pas déjà fait le choix, pour toutes sortes de raisons, de quitter ces territoires ? Si le voile intégral n’explique pas tout, il peut entrer en ligne de compte.

Je tenais à insister sur cet aspect des choses, car les élus que nous sommes ressentent les réactions de la population.

Je peux également témoigner que nos fonctionnaires territoriaux et hospitaliers – car je suis également président de conseil d’administration d’un hôpital public – se trouvent démunis. Pour ma part, je leur ai donné quelques instructions. Certes, ils sont placés dans une situation où ces réalités ne sont pas encore le fait d’un grand nombre, mais que se passera-t-il, par exemple, dans un bureau d’état civil, le jour où ils devront demander à une personne de retirer son voile intégral ? À l’hôpital, une femme venant chercher ses résultats d’examens devra-elle enlever son voile pour que les agents puissent s’assurer de son identité ? Quelle sera la force de la loi ? À mon avis, il faut regarder certaines situations de près, car nos fonctionnaires risquent de ressentir un malaise.

J’ai été partisan, dès le départ, d’une loi sur les signes religieux à l’école. Elle était nécessaire et a trouvé son application : l’apocalypse qu’on nous avait prédite ne s’est pas réalisée et la fermeté a payé. En revanche, je ne suis pas sûr qu’une loi sur le voile intégral apporte des réponses au problème : j’ai des doutes non seulement sur son bien-fondé, mais encore sur son efficacité.

Cela étant dit, comme Claude Dilain, je récuse la solution qui consisterait à rejeter la responsabilité sur les maires, car des arrêtés municipaux ne régleront pas non plus le problème.

En tant que républicains, nous sommes tous interpellés par cette question. Aujourd’hui, malgré la loi sur les signes religieux à l’école, la République me paraît encore trop faible en matière de laïcité. D’après moi, nous avons tous des responsabilités pour faire vivre la laïcité sur nos territoires et, de ce point de vue, nous faisons peut-être preuve – certains plus que d’autres – d’une certaine faiblesse coupable.

C’est pourquoi, au-delà de la signification du problème du voile pour les femmes, je voudrais insister sur le vivre ensemble dans l’espace public, car la question est là. Je crois à un dialogue ferme au sein de l’espace public. Au total, s’il faut faire reculer le phénomène du voile intégral, dont les causes sont complexes, je ne crois pas à la loi, pour l’instant.

M. Renaud Gauquelin, maire de Rillieux-la-Pape. Merci, Monsieur le président, d’avoir ouvert ce débat qui s’imposait. Je partage l’essentiel de ce qui vient d’être dit, mais pas les conclusions.

Rillieux-la-Pape, ville de 30 000 habitants de 70 origines différentes, connaît très peu de problèmes liés au port de la burqa : je crois connaître deux femmes qui la portent, ce qui est beaucoup moins que sur le marché de Vénissieux. En revanche, depuis quelques années, des problèmes croissants se posent, comme dans les villes comparables, en matière de cantines scolaires, d’accès aux piscines, de soins à la clinique – ce qui est préoccupant – et, parfois, de respect de la loi par les fonctionnaires eux-mêmes. Récemment, j’ai, en effet, dû rappeler à l’ordre une fonctionnaire d’origine musulmane, mais aussi une fonctionnaire catholique qui portait une croix – aussi choquante à mes yeux – pendant son temps de travail.

Notre position est claire – et je m’exprime aussi au nom de mon équipe municipale avec laquelle j’ai échangé à plusieurs reprises sur ce sujet ces derniers temps – : le Coran n’indique en rien que la burqa est un signe religieux. Certains pays, comme l’Arabie saoudite, l’Afghanistan ou le Pakistan, en ont simplement fait une interprétation ponctuelle et récente pour en justifier la pratique. Il est évident que cette pratique remet en cause le droit des femmes sur le territoire français ! Il s’agit d’une régression considérable en peu de temps, après tous les longs combats qu’ont été le vote des femmes, l’avortement et la contraception.

Des signes symétriques n’existent pas à l’égard des hommes ! Et ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est le comportement des hommes à l’égard des femmes.

À mon avis, certaines femmes sont volontaires, d’autres ne le sont pas, mais dans la majorité des cas, il est impossible de le savoir parce que l’expression n’est pas libre dans ce domaine.

Faut-il légiférer ? Je suis tout à fait d’accord avec mes collègues : ne laissons pas aux maires la responsabilité de prendre des arrêtés municipaux en la matière, car cela reviendrait à diviser la République française en 36 000 territoires, donc à égratigner sérieusement la laïcité !

C’est vrai : légiférer risque de jeter ces femmes dans les bras des intégristes les plus intégristes, de les stigmatiser, les victimiser. Il ne faut pas sous-estimer cela. En outre, il est légitime de se demander comment sera appliquée la loi. Nous, les maires, rencontrons déjà nombre de difficultés pour faire appliquer certaines lois au quotidien, ne serait-ce que celle sur les chiens dangereux ! Néanmoins, je penche pour une loi, pour trois raisons.

En premier lieu, la laïcité est inscrite dans notre Constitution et il est normal que la loi soit en conformité avec cette dernière.

Ensuite, le droit des femmes est également inscrit dans notre loi fondamentale. Par conséquent, rappeler par la loi le droit des femmes à se soigner dans des conditions identiques, à pratiquer du sport, à sourire en présence de tout le monde me paraît légitime. Comment peut-on communiquer sans sourire, sans pleurer, sans montrer la réaction de sa peau à ce que dit l’autre ? Voilà des choses de bases qu’il ne faudrait pas oublier.

La dernière raison, et non des moindres, tient en ces interrogations : sans une loi, quel signe donnerions-nous aux femmes du monde entier qui se battent dans leur pays pour que leurs filles – qui n’ont pas accès à la scolarité comme les garçons – puissent se rendre dans des écoles non coraniques ou des écoles tout court ? Quel signe donnerions-nous aux femmes qui se battent en Iran pour un minimum de droits, aux femmes qui demandent à conduire en Arabie Saoudite ? Quel signe enverrions-nous à toutes celles qui vivent dans des pays de confession islamique qui, contrairement à d’autres, évoluent malheureusement dans le mauvais sens ? Ne pas légiférer ne reviendrait-il pas à abandonner un grand nombre de femmes, de jeunes filles, de fillettes sur cette planète en leur disant : c’est désespérant, mais c’est ainsi, le monde va en reculant ?

Pour toutes ces raisons, et malgré les obstacles que j’ai cités, je pense qu’il faut légiférer.

M. Jean-Yves Le Bouillonnec, député-maire de Cachan. À Cachan, en proche banlieue de Paris, règne une sorte d’équilibre social, avec des quartiers légèrement sous tension, mais dont les problèmes sont habituellement absorbés par le brassage de populations. Néanmoins, la réalité que vous évoquez est connue dans mon territoire. L’un de mes adjoints y a été confronté lors de la célébration d’un mariage. Nous avons été inflexibles.

Récemment, j’ai moi-même été confronté au cas d’une maman totalement voilée qui accompagnait son enfant dans sa classe de maternelle. La direction de l’établissement ayant malencontreusement demandé au gardien de l’école d’empêcher la maman d’entrer, je suis intervenu pour rappeler que les personnels communaux sont sous l’autorité du maire, puis j’ai demandé à l’inspection de circonscription de m’expliquer et de me confirmer officiellement l’interdiction d’accès, ce qu’elle a fait, si bien que j’ai fait procéder à cette interdiction. Si cela s’est passé de manière apaisée, sans provoquer de difficultés, je pense que la situation n’est pas totalement réglée dans la mesure où c’est l’ATSEM (Agent territorial spécialisé des écoles maternelles) qui a fait le chemin pour aller chercher l’enfant à l’entrée de l’école, alors que notre but n’est évidemment pas de porter atteinte au lien entre l’enfant et sa mère.

Sur le fond, cette histoire est représentative d’autres situations sur lesquelles nous nous interrogeons.

Ne rien faire serait inacceptable. Mais faire quelque chose nécessite de ne pas heurter les autres aspects que nous avons en charge, à savoir garantir à l’enfant la possibilité d’être scolarisé, sans qu’il ne soit mis à l’écart de ses petits camarades.

Ainsi, des situations, que nous n’observions pas auparavant, apparaissent. D’une certaine manière, on vient un peu quereller la République pour savoir ce qu’elle peut faire et jusqu’où elle peut aller.

S’agissant de la fourniture des repas, je ne cesse de dire à mes administrés qu’il ne s’agit pas d’un service public, mais d’un service social : il est donc légitime que les bénéficiaires ne contestent pas – sauf à participer en tant que citoyen à leur amélioration – les éléments sur lesquels il repose, à savoir la laïcité, la République. En matière d’équipements, par exemple la piscine, la même justification est possible au nom de l’absence de toute ségrégation.

Pour les équipements dont l’accès ou le fonctionnement est placé sous mon autorité, j’ai le sentiment qu’un fondement à la prise de position de l’autorité suffit. Dans mon hôtel de ville, on se présente aux guichets visage découvert parce que c’est le symbole du lien du citoyen avec l’administration de la commune. Cela est incontestable, la HALDE (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité) le dit elle-même, et tous mes collègues exigent la même chose.

Dans cette réalité, je pense qu’il faut simplement utiliser sans complexe des instruments qui existent.

Vous l’avez compris : le voile intégral n’est acceptable pour aucun d’entre nous. Loin d’être une anecdote, il révèle la rupture de l’égalité entre l’homme et la femme, mais aussi les atteintes au lien social représenté par le visage découvert, la rencontre, le regard, tout ce qui fait l’existence même, comme l’a souligné notre collègue.

Alors, faut-il légiférer ?

Sur ce point, je tangue au fur et à mesure que j’entre dans ce débat. Si j’ai dit que la réglementation de l’accès à un établissement suffit, des recours seront cependant toujours possibles pour la contester devant le Conseil d’État ou la Cour européenne des droits de l’homme. Par conséquent, il faut fixer des règles, la Cour ayant d’ailleurs toujours rappelé qu’un État pouvait établir de telles règles dans le cadre desquelles doit s’établir son organisation sociale.

Opter pour une loi impose de se poser la question de son application et des sanctions. À défaut, nous n’avancerons pas. Sans polémiquer, l’exemple frappant du délit d’occupation illégale des halls d’immeuble témoigne de l’insuffisance d’une loi à elle seule, même améliorée dans un deuxième temps, pour régler ce type de problème. En effet, il est quasiment impossible de constater les faits mais aussi d’appliquer la sanction.

Il n’y aurait pire message à adresser aux citoyens qu’une loi par laquelle on se limiterait à se donner bonne conscience en réaffirmant un principe républicain. Cela ne suffit pas. Il faut pouvoir dire : « Soit on respecte la loi, soit on est sanctionné » ; or, nous ne sommes pas en état de le faire. Je ne vois pas que, demain, une loi interdisant le port du voile intégral puisse être adoptée, l’interdiction étant assortie d’une sanction en cas d’infraction – au minimum une amende, la sanction étant aggravée en cas de récidive – car le texte serait inapplicable. De plus, les musulmans de France auraient alors le sentiment que la République a choisi la voie de la facilité. Des représentants de la communauté musulmane nous le disent : « Nous sommes d’accord, le problème est réel, mais ne promulguez pas une loi relative au port du voile intégral car toute loi portant sur ces sujets est ressentie comme une agression envers l’islam. Expliquez plutôt la République et les valeurs qui la sous-tendent ».

Aussi, je propose d’utiliser plutôt l’instrument constitutionnel nouveau qu’est la résolution parlementaire. Ce serait une manière de réaffirmer un principe républicain constitutif de la souveraineté nationale, et se référer à cette résolution permettrait de justifier des décisions prises quotidiennement, à propos desquelles on peut aujourd’hui se faire quereller car elles peuvent être interprétées comme étant ségrégationnistes.

M. Xavier Lemoine, maire de Montfermeil. Je vous remercie d’avoir fait de ce sujet un débat public. Certains, se plaçant sur le terrain quantitatif, ont voulu considérer qu’il s’agirait d’une question marginale, mais la résonance qu’a le débat dans l’opinion publique montre qu’il n’en est rien.

Après avoir répondu aux questions que vous nous avez posées, je me permettrai, fort de mon expérience personnelle – j’habite depuis 25 ans à Montfermeil dont je suis le maire depuis 2002, mais j’ai aussi beaucoup voyagé de par le monde pendant dix ans, ce qui m’a fait connaître un certain nombre de cultures, de civilisations et de pays – de dire quelles sont, à mon sens, les lacunes de l’approche que vous avez décrite, tout en sachant que c’est un premier pas et vous serez sans doute amenés à aller plus loin.

Vous nous avez interrogés sur l’évolution du port du voile intégral. Je ne sais la mesurer, mais je constate une évolution par poussées selon les périodes. Sans pouvoir l’expliquer précisément, je perçois différentes motivations. Il peut s’agir d’une transposition temporaire de coutumes d’autres lieux par des populations qui ont bénéficié depuis peu du regroupement familial. Il peut aussi s’agir d’une « ré-islamisation » de populations qui vivent en France de longue date – et je me dois à ce sujet de signaler aussi la pression sociale croissante qui s’exerce sur les musulmans qui ne souhaitent pas observer le jeûne du Ramadan. Il peut s’agir encore d’une ignorance complète des habitudes françaises par des personnes souvent issues d’un milieu rural, analphabètes, arrivées en France par mariage et qui restent figées dans les comportements qui étaient les leurs dans leur pays d’origine. On peut aussi être face à des femmes soumises, en retrait de la société – et il en existe dans toutes les catégories sociales. On peut enfin être confronté à une attitude de défi et de revendication, qui s’observe particulièrement chez des adultes âgés de moins de 40 ans, souvent issus de milieux instruits. Ainsi, paradoxalement, à Montfermeil, ce n’est pas dans le quartier populaire que l’on voit le plus de burqas mais dans des quartiers pavillonnaires habités par des classes moyennes qui savent parfaitement le sens de ce comportement au regard de la société française.

Je viens d’entendre dire qu’il n’y a aucune prescription relative au port du voile intégral dans le Coran. Soit, mais elle existe dans la Sunna, deuxième source de la théologie islamique. Vous avez souhaité exclure le religieux du débat, et j’y reviendrai ; pourtant, le fondement religieux du port du voile intégral est réel.

Oui, le port de la burqa constitue une atteinte à la laïcité.

Au-delà du législateur, une prise de conscience et une prise de position très forte de toute la société française sont nécessaires, parce que le port de la burqa pose problème là où il se propage. Il en va en quelque sorte de la burqa comme de Dieudonné : les idées qu’il véhicule sont partagées par 0,5 % de la population générale mais par 30 à 40 % de la population dans certains quartiers. Autrement dit, le phénomène peut être considéré comme marginal vu de Sirius, mais il est important là où il se manifeste. Il ne faut donc pas laisser les populations et les élus des communes concernées seuls face à ces problèmes.

Je souhaite, d’autre part, revenir sur la manière dont votre mission envisage ses travaux. Je m’exprimerai à titre personnel et mes propos n’engagent pas l’association dont je suis membre. Vous nous avez dit, M. le président, que la mission souhaite rester hors du champ du religieux. Or le Coran formant un tout et l’islam étant davantage qu’une religion, cette approche conduit à amputer la réflexion d’une dimension fondamentale. Mais je conçois que la prudence vous guide, la même prudence politique qui a fait dire au Président de la République que « la burqa n’est pas un signe religieux ».

Vous dites encore refuser tout amalgame entre des pratiques issues de l’intégrisme et du salafisme pour préserver le dialogue avec « les représentants du culte musulman ». Ne nous leurrons pas : les représentants du culte musulman ne représentent qu’eux-mêmes. En effet, tout musulman trouvant dans le Coran ou dans la Sunna les justifications de son comportement s’exonère de la pression et des indications de ceux que la République a accrédités comme ses représentants, et qui pour lui ne sont rien.

Vous avez enfin parlé de l’islam « respectueux de la République et de la laïcité ». Je considère pour ma part qu’il n’est pas de compatibilité possible entre l’islam et les démocraties laïques. Que des individus de culture et de confession musulmanes puissent adapter leur comportement aux principes républicains, c’est une chose, mais qu’islam et démocratie soient compatibles, je n’y crois pas un instant. Aussi, expliquer aux musulmans en quoi les valeurs républicaines peuvent à certains moments entrer en conflit avec les préceptes de l’islam serait une approche intellectuelle plus juste et plus respectueuse des personnes.

M. le président André Gerin. Je vous remercie, Messieurs, pour la clarté, la franchise et la précision de vos propos.

M. Jean Glavany. Je remercie à mon tour les membres de la délégation de l’association pour leurs interventions précieuses. Il a beaucoup été question de savoir s’il fallait une loi. Comme l’a rappelé notre président, nous n’avons pas tranché sur le principe – et encore moins sur le contenu qu’aurait le texte – mais je m’adresserai plus particulièrement à ceux de nos invités qui ont exprimé des réticences à l’idée d’un texte de loi pour faire valoir devant eux un élément logique. Si, comme il le semble, un consensus politique rassemble tous les parlementaires, selon lequel le port du voile intégral est contraire aux principes républicains et aux droits de la personne – des femmes, dans le cas qui nous occupe – on en déduit que moins de ces voiles seront portés en France mieux la République s’en trouvera, et qu’il faut donc, à défaut de l’interdire, au minimum en rendre le port impossible. Mais cela, notre droit, en l’état, ne le permet pas. Sinon par une loi, comment le permettra-t-on ? Je le dis en toute amitié à Jean-Yves Le Bouillonnec : je crains qu’une résolution parlementaire à ce sujet ne demeure une pétition de principe, sans application.

J’ai lu, M. Xavier Lemoine, les déclarations que vous avez faites hier au journal La Croix. Je pense comme vous que « cantonner la réflexion au port de la burqa, c’est donner la victoire aux islamistes qui tiennent absolument à esquiver le débat de fond sur la place de la religion dans notre société », mais je ne partage nullement vos conclusions. La question qui nous est posée est redoutablement difficile. À mon sens, l’idée que l’on pourrait séparer les pratiques intégristes et la religion, est une notion purement théorique. Nous avons d’ailleurs entendu un philosophe musulman laïc – musulman et laïc, M. Lemoine – l’exposer devant nous : dire à une religion, quelle qu’elle soit, que les dérives intégristes sont sans lien avec elle revient à prétendre que le hooliganisme n’aurait rien à voir avec le football ni le dopage avec le Tour de France. Il faudra bien que les religions, et pas seulement la religion musulmane, assument un certain nombre de leurs déviances.

Par ailleurs, je suis en désaccord complet avec l’idée selon laquelle l’islam serait incompatible avec la laïcité. Comment pouvez-vous affirmer pareille chose alors que des millions de musulmans, comme le font des millions de catholiques, de protestants ou de juifs, vivent leur religion à titre privé et acceptent que les lois de la République dominent ces convictions ? Il y a des millions de musulmans laïcs en France comme il y a des millions de catholiques, de protestants et de juifs laïcs qui ne font pas de confusion entre sphère privée et sphère publique. A contrario, il existe des intégristes musulmans comme il existe des intégristes catholiques – ceux, par exemple, qui se constituent en commandos anti-IVG – protestants ou juifs. C’est une faute de considérer a priori que l’islam n’est pas respectueux de la laïcité et donc de la République, car ce n’est pas ce qui se vit.

M. Jacques Myard. Savez-vous si, comme on me l’a dit plusieurs fois, des enfants sont retirés de l’école publique pour être scolarisés, en France, dans des madrasas clandestines où l’on ne sait quel enseignement leur est prodigué ?

On a parlé d’un risque de stigmatisation. Pour ma part, je me sens stigmatisé par la pratique de coutumes totalement contraires aux habitudes françaises et aux lois de la République. Puis-je rappeler, par ailleurs, que lorsque la loi de séparation des églises et de l’État a été adoptée en 1905, il y a effectivement eu des stigmatisations ? Il vient un moment où il faut rappeler les valeurs républicaines et les lois de la République ! Il faudrait, dit-on, ne pas blesser. Mais si elle continue sur cette lancée, cette démocratie molle perdra son âme et ira à vau l’eau ! Les sanctions sont la contrepartie de la liberté. Je le dis fermement : la sanction doit être réhabilitée pour rétablir « l’ordre naturel des choses », selon les mots de Chateaubriand.

Connaissant la démarche intellectuelle de ces gens, qui veulent tester la République et imposer leur loi personnelle à un ordre laïc, républicain et égalitaire, je ne crois pas un instant, M. Le Bouillonnec, à l’efficacité d’une résolution.

Enfin, M. Lemoine, savoir si l’islam est compatible avec la laïcité n’est pas mon problème. Je suis législateur et, en cette qualité, laïc : si je constate que certains comportements de telle ou telle religion ne sont pas compatibles avec les lois de la République, je les interdis ! Il y a autant d’interprétations du Coran et de la Sunna qu’il y a de musulmans ; n’entrons pas dans ces exégèses, ce n’est pas notre rôle.

M. Christian Bataille. J’ai le sentiment, à écouter nos interlocuteurs, que la réflexion sur le voile intégral déborde sur de multiples problèmes liés à la laïcité. En légiférant sur le port des signes religieux à l’école, nous pensions mettre un point d’arrêt aux agressions contre la laïcité ; on constate maintenant que cela ne suffisait pas. Outre le port du voile intégral, nous venons d’entendre égrener d’autres problèmes : ceux des soins à l’hôpital – en d’autres termes, celui de la laïcité appliquée aux malades –, de la composition des menus dans les cantines scolaires, de la mixité dans les piscines, de la neutralité des fonctionnaires municipaux… Loi ou pas loi, si nous parlons principalement du port du voile intégral, il nous faudra aussi faire allusion à ces autres problèmes, redire ce que sont les principes républicains de la laïcité, réaffirmer la nécessaire séparation entre la sphère privée et la sphère publique. Il existe en France une religion majoritaire, la religion catholique, qui s’est disciplinée pour concilier ses principes avec les principes républicains, et il en existe une autre, nouvelle, un peu bouillonnante, qui doit se discipliner elle aussi. Mais elle n’est pas seule en cause. Si, pour une grande partie, les problèmes actuellement rencontrés trouvent leur origine dans la religion musulmane, je suis interloqué de voir des préfets ou des sous-préfets, représentants de l’État, assister à des cérémonies religieuses privées en tenue ; la République doit assurément rappeler quelques règles à ses serviteurs, qui semblent parfois les avoir oubliées – à mesure, sans doute, que l’année 1905 s’éloigne…

Pourriez-vous nous dire, Messieurs, quels problèmes autres que celui du voile intégral vous semblent devoir être résolus de façon urgente par le législateur si tel devait être le cas ?

M. Pierre Cardo. Je souhaite insister sur la pression et l’oppression grandissantes qui pèsent sur les musulmans de France. La République ne doit-elle pas lancer un message fort indiquant qu’elle les protège ? Ils ont, en ce moment, le sentiment d’être abandonnés.

M. Claude Dilain. Limiter le port du voile intégral au seul plan religieux serait réducteur, et on aurait tort de le faire. Il existe, en effet, des causes sociales et économiques à ce phénomène, qui frappe des territoires si largement abandonnés sur ces plans et sur le plan culturel que le refuge identitaire y est devenu très important : quand la République se retire d’un territoire, on voit apparaître des choses que l’on ne voyait pas auparavant. Ce dont il s’agit va au-delà de la religion, de l’extrémisme et de la laïcité. Toutes les manifestations dont nous parlons, et qui ne se voyaient pas il y a vingt ou trente ans, sont le fruit de l’abandon de certains territoires. Il serait donc vain de s’occuper des conséquences sans s’inquiéter des causes – cela reviendrait à tenter de remplir le tonneau des Danaïdes.

S’agissant des madrasas, j’ai en tête quelques exemples précis concernant des familles turques : elles ne se cachent pas d’envoyer leurs enfants, particulièrement les filles, dans des établissements confessionnels, observant que de nombreuses familles chrétiennes font la même chose avec leurs propres enfants. Des phénomènes plus graves existent peut-être, que je suis incapable de mesurer mais dont je ne pense pas qu’ils soient majeurs, dans ma commune en tout cas.

Je rappelle que, lors du débat préalable au vote de la loi sur le port des signes religieux à l’école, d’aucuns disaient : « Surtout, n’interdisez pas le foulard à l’école, sinon toutes les filles iront dans des écoles coraniques ». L’argument était faux, et je pense que les principes doivent être réaffirmés très clairement.

Je suis d’accord sur la nécessité, si une loi était votée, de prévoir des sanctions. Mais s’il est très bien d’en poser le principe autour de cette table, nous savons qu’en pratique il n’y en aura pas. Voyez la loi sur les mini-motos et les quads : elle n’a absolument rien changé. Hier encore, j’ai été pris à partie par un Clichois exaspéré par le bruit de ces engins, et plus exaspéré encore d’entendre les policiers lui expliquer ne pouvoir courir derrière eux. De même, sachant que l’on ne verbalise même pas le stationnement interdit dans certains quartiers à certaines heures, on aura beaucoup de mal à faire appliquer une loi interdisant le port du voile intégral.

Nous assistons à une très forte montée de demandes d’ordre religieux. Les maires ne doivent pas être laissés seuls face à cela. Pour pouvoir opposer des refus – pluriquotidiens ! – aux demandes qui nous sont faites, nous devons pouvoir nous arc-bouter sur les principes républicains fortement réaffirmés, sans quoi nous serons accusés d’islamophobie, une accusation plusieurs fois portée contre moi parce que je rappelais ce que sont ces valeurs. Il est donc très important que la République dise ce qu’est la laïcité et ce qu’elle n’est pas. À cet égard, j’ignore ce que peuvent être la laïcité « apaisée » et la laïcité « positive ». Pour moi, il n’existe que la laïcité tout court.

M. Xavier Lemoine. Pour répondre à M. Glavany, je peux témoigner à titre personnel de l’évolution en cours : il y a vingt ans, je pouvais tout naturellement faire la bise à toutes mes administrées ; quinze ans plus tard, je ne pouvais plus que serrer la main à certaines d’entre elles, et maintenant il n’est même plus question de cela ! Ce sont bien les mêmes personnes, qui ont été reprises en main par la communauté musulmane au nom d’un principe qui est l’islam. Je m’attache à distinguer le système et les personnes, mais l’on ne peut ignorer le fait islamique. Il y a une grande différence entre l’islam et la société judéo-chrétienne : dans celle-ci, le « je » existe par lui-même, j’ai une responsabilité, j’ai une liberté ; dans celle-là, le « je » n’existe qu’au travers de l’appartenance à la communauté, dont le poids est immense. Il en résulte que bien des gens sont tiraillés, déchirés entre ce à quoi ils aspirent, attirés qu’ils sont par notre culture, et le poids, terrible, de la communauté. On ne peut faire abstraction de ce contexte.

Je ne suis pas qualifié pour dire si une loi est nécessaire mais je préférerais que l’on ne fasse rien pour de bonnes raisons plutôt que de légiférer sur cette question pour de mauvaises raisons. Enfin, j’ai constitué un dossier qui étaie mes propos. Avec votre autorisation, M. le président, je le remettrai au secrétariat de votre mission.

M. Jean-Pierre Blazy. Lors du débat sur la loi relative au port de signes religieux à l’école, les partisans du texte pensaient qu’il était nécessaire mais qu’il ne serait sans doute pas suffisant. Cette loi a été appliquée, alors même qu’elle ne prévoyait pas de sanction.

M. Jacques Myard. Mais si ! La sanction, c’est le refus d’accès.

M. Jean-Pierre Blazy. Il y en a eu très peu.

M. Jacques Myard. Parce que l’on a appliqué le principe !

M. Jean-Pierre Blazy. Voilà. Mais il apparaissait déjà à l’époque que les dispositions votées ne seraient sans doute pas suffisantes. De fait, aujourd’hui, le problème se pose dans l’espace public et au contact des services publics – j’en suis témoin en ma qualité de maire. C’est aussi que l’accompagnement de l’application de la loi a été insuffisant pour faire reculer l’affirmation de l’intégrisme – et pire encore quand il s’agit des femmes – dans la société. Il faut dire que nous étions partagés : il y avait eu débat sur cette question au sein du parti socialiste, et je me souviens aussi que le ministre de l’intérieur de l’époque, auditionné, n’était pas favorable à une loi sur le port de signes religieux à l’école.

Sommes-nous, depuis lors, devenus capables de faire vivre la laïcité ou ne le sommes-nous toujours pas ? Là est la question de fond. Or, selon moi, quand il s’agit de laïcité, la République reste faible. L’essentiel est de ne surtout pas passer « la patate chaude » aux seuls maires ; aussi, après ce débat que nous venons d’avoir, je me rallierai volontiers au principe d’une loi si l’accord se fait sur ce sujet, mais j’insiste pour qu’elle s’accompagne de mesures concrètes. Ainsi, s’agissant des services publics, comment aidera-t-on les fonctionnaires de l’État, les fonctionnaires territoriaux et les agents hospitaliers ? Je souhaite votre contribution sur ce point, car la demande d’aide est forte.

Enfin, de grandes frustrations s’expliquent par le fait que de nombreux problèmes demeurent irrésolus. Prenons l’exemple de l’enseignement de l’arabe : si l’État l’organisait au collège au lieu qu’il se fasse souterrainement, ce serait positif et l’on pourrait interdire la burqa. Les mesures prises ne peuvent être uniquement négatives ; il faut aussi adopter des mesures positives favorisant l’intégration de l’islam de France, dont je considère qu’il est compatible avec la République à condition qu’on l’aide beaucoup plus qu’on ne l’a fait jusqu’à ce jour.

M. Renaud Gauquelin. À mesure que le débat progresse les partisans d’un encadrement législatif me semblent se faire plus nombreux. Il faut une loi pour nous tous, élus locaux, mais aussi instituteurs, médecins… et singulièrement pour les femmes, qui ont besoin d’arguments pour pouvoir dire que le port du voile intégral n’est pas légal – car certaines, bien sûr, ne sortent ainsi vêtues que sous la contrainte. Enfin, je rends hommage à ce parlementaire qui a invité les politiques à montrer l’exemple en distinguant nettement leurs convictions religieuses et leur fonction d’élus. On aimerait que ces sages propos trouvent un écho jusqu’au sommet de l’État.

M. Jean-Yves Le Bouillonnec. Le refus du port du voile intégral est unanime car chacun considère qu’il y a là une atteinte aux principes fondamentaux de la République, d’autant plus inacceptable que certains comportements sont des provocations. Mais quelle réponse forte apporter, comme le demande M. Cardo ? Là est la difficulté. On peut certes décider de rédiger une loi en deux articles, le premier posant le principe que le port du voile intégral est interdit sur le territoire de la République, le second prévoyant les sanctions en cas d’infraction. Mais l’on peut aussi choisir de construire la parole du législateur en disant : « Oui, une autorité peut, au nom des principes républicains, rendre des lieux inaccessibles dans tel cas ou tel autre », et fonder la décision de l’autorité chargée d’autoriser l’accès à ces lieux, ainsi légalement protégée. Si une loi est votée, une sanction est créée et les maires, qui sont en première ligne, expliquent qu’alors, au mieux, les choses seront compliquées et qu’au pire, on créera un autre tumulte. La réponse forte à laquelle chacun aspire, c’est de permettre à toutes les autorités d’exercer leurs compétences sans risques et sans aléas. C’est là une autre piste que votre mission devrait étudier.

M. Jean Glavany. La question qui se pose à nous est de savoir comment rendre impossible, voire interdire, le port du voile intégral dans l’espace public ; pour ce qui est de l’interdire dans les piscines ou à l’école, des moyens existent déjà.

Je pense, M. Lemoine, qu’aucune religion ne peut s’affranchir de dérives intégristes. Pour le reste, vous considérez l’islam comme incompatible avec la République mais, comme l’a dit M. Myard avec justesse, ce n’est pas le problème du législateur, puisque la loi de 1905 a posé le double principe que le religieux n’influe pas sur le politique et que le politique ne s’ingère pas dans les affaires religieuses. C’est pourquoi je refuse – et, à mon sens, nous devons le refuser collectivement – que le législateur se transforme en exégète de doctrines théologiques. Procéder autrement, ce serait aller contre l’histoire de la République.

Mme Bérengère Poletti. Mais quand elles deviennent sectaires, ne doit-on s’en occuper ?

M. Jacques Myard. On doit s’en occuper quand elles sont contraires aux lois de la République.

M. le président André Gerin. Pour avoir été maire de Vénissieux, je puis témoigner que l’expulsion d’Abdelkader Bouziane a permis de débloquer le dialogue avec les musulmans de la ville. Une hypothèque avait été levée, qui pesait très fortement. Je pense, comme M. Dilain, que la paupérisation sociale, économique, morale et culturelle de certains quartiers de nos villes n’est pas sans conséquences, mais il existe aussi des têtes de réseau, des gourous qui n’habitent pas toujours sur place et qui jouent le pourrissement de la situation en instrumentalisant la misère des familles et des jeunes gens. C’est un des aspects du problème sur lequel notre mission devra aussi se pencher.

Notre mission a été créée par une décision de la conférence des présidents, sur proposition du président de l’Assemblée nationale. Nous devons, vous l’avez tous dit, travailler de conserve, sans nous renvoyer la balle.

Je vous remercie, Messieurs, pour ce très riche échange de vues, d’une grande franchise. J’aimerais que nous le prolongions avant la fin de notre mission.

M. Claude Dilain. Certainement ; j’allais vous le proposer.

Audition de Mme Gisèle HALIMI, Présidente de l’association Choisir la cause des femmes

M. André Gerin, président. Nous recevons aujourd’hui Mme Gisèle Halimi, présidente de l’association « Choisir la cause des femmes », et grande figure de la cause féministe.

Madame, vous avez défendu les femmes à une époque où prendre position publiquement pour le droit à l’avortement ou pour la répression du viol était un combat difficile. Quel regard portez-vous sur le voile intégral ? Que signifie-t-il à un moment où des territoires, en France ou ailleurs en Europe, sont en proie à l’islamisation ?

Mme Gisèle Halimi. Merci de me permettre de faire entendre la voix de l’association « Choisir la cause des femmes ». Je veux vous féliciter pour votre initiative et pour le travail que vous avez accompli. Quelle que soit la suite que vous réserverez aux propositions qui vous seront faites dans le cadre de ces auditions, vous aurez fait avancer la réflexion et progresser la cause des femmes.

Notre association a été fondée en 1971 par Simone de Beauvoir, Jean Rostand et Jacques Monod. Indépendante des partis politiques, elle use du jeu démocratique : lors des élections nationales et européennes, nous exposons aux candidats notre programme et leur demandons de prendre position.

Permettez-moi de vous rappeler les moments forts de notre action : en 1972, le « procès de Bobigny » – celui de Marie-Claire Chevalier, une jeune femme de seize ans qui avait avorté clandestinement – a permis l’ouverture d’un grand débat public sur le droit des femmes de choisir leur maternité. Le tribunal correctionnel a prononcé l’acquittement. Puis vint la loi Veil votée en 1974 et promulguée en 1975.

En 1978, le « procès d’Aix-en-Provence » a entraîné la rédaction, à notre initiative, d’une proposition de loi ayant pour objet de rappeler que le viol, auparavant correctionnalisé et sanctionné à la façon d’un vol à l’étalage, était un crime. Portée par Monique Pelletier, alors ministre aux droits des femmes, la loi a été votée le 23 décembre 1980.

En 1995, l’association siégeait au premier observatoire de la parité. J’ai remis à M. Alain Juppé puis à M. Lionel Jospin un rapport sur la parité en politique en 1997, qui concluait à la nécessité de modifier la Constitution.

Aujourd’hui, nous promouvons, au travers de colloques et de publications, la « clause de l’Européenne la plus favorisée » : il s’agit de prendre, pour ce qui concerne la vie des femmes, le meilleur des vingt-sept législations afin de rédiger une loi européenne unique qui leur soit la plus favorable.

S’agissant de l’interdiction du port du voile intégral, les membres de l’association ne sont pas unanimes. S’ils considèrent dans leur ensemble que la burqa est une atteinte à la dignité de la femme et qu’il convient de mettre un coup d’arrêt au phénomène, certains font entendre des divergences, que je me dois de vous rapporter.

Ils estiment que les chiffres dont nous disposons – 367 ou 2 000 femmes portant le voile intégral – révèlent un phénomène somme toute marginal par rapport aux cinq millions de musulmans. Celui-ci ne méritait peut-être pas la création d’une mission parlementaire, dont le but semble être de préconiser l’adoption d’une loi répressive.

Les membres de l’association se demandent également dans quelle mesure le débat sur le port du voile intégral n’a pas été créé de toutes pièces, afin de détourner l’opinion publique de questions autrement plus importantes – telles la hausse du chômage, l’interdiction des bonus financiers ou la remise en question de la retraite des femmes –, ce qui concourt à une perte du sens de l’intérêt général.

Permettez-moi maintenant d’en venir à la signification du voile intégral. Si nous ne nous accordons pas sur ce qu’il représente, il nous sera difficile de parvenir à des préconisations.

S’agit-il d’un objet religieux ? Non. Le voile intégral n’a d’autre signification religieuse que celle que lui donnent les salafistes. La très grande majorité des musulmans de France ne le reconnaissent pas comme tel.

La laïcité – l’un des fondements de notre République – ne peut donc servir de base à une interdiction. En ce sens, les parallèles qui ont été faits avec l’interdiction du port du voile à l’école sont infondés. Le débat qui nous anime aujourd’hui est également plus large, puisqu’il ne s’agit plus de l’école républicaine, mais de la rue.

S’agit-il d’un objet politique ? Je crois profondément que le port du voile intégral est un acte de prosélytisme de l’intégrisme islamiste, même si celles qui le portent ne le savent pas. Faut-il pour autant l’interdire, alors que ce prosélytisme ne prend pas une forme violente et qu’il n’est pas incompatible avec nos libertés publiques ?

Est-il contraire à la dignité de la femme ? À cette question, nous répondons résolument par l’affirmative et considérons que c’est précisément à ce titre que son port doit être proscrit. Ces femmes sont emprisonnées : on leur refuse le droit de nouer des relations avec autrui et de percevoir le monde comme les hommes le perçoivent. Elles subissent un double enfermement, physique et psychologique.

Le voile intégral s’oppose bien sûr au principe constitutionnel d’égalité entre les sexes, mais plus fondamentalement, il signifie que les femmes qui le portent ont intégré leur propre infériorisation. La réponse qu’une jeune professeure tunisienne de physique nucléaire – portant le niqab – m’a faite alors que je lui demandais si le voile intégral n’était pas une manière de lui faire accepter son infériorisation en témoigne : après avoir réfléchi un instant, elle a déclaré : « Mais nous sommes inférieures » !

La burqa est une forme d’apartheid sexuel. D’un côté, le monde des hommes, relationnel et ouvert, de l’autre, celui des femmes, contraint et clos. Cet étendard de l’infériorisation des femmes est inacceptable car contraire à notre dignité. Et comme le disait Malraux, la dignité, c’est le contraire de l’humiliation.

Alors, que faire ? Après en avoir beaucoup débattu, les membres de l’association estiment qu’un moratoire doit être instauré avant toute mise en place d’un système répressif aux conséquences imprévisibles. Cela permettrait à un organisme spécialement créé d’évaluer précisément l’ampleur du phénomène ainsi que sa progression. Le rapport, qu’il rendrait au 1er janvier 2011, nous permettrait de savoir où nous en sommes.

S’il est prouvé que le phénomène augmente, il faudra alors passer à une loi répressive spécifique. Celle-ci pourrait sanctionner le port du voile intégral non pas par des peines d’amendes ou d’emprisonnement mais par des travaux d’intérêt général d’un nouveau genre. Les femmes qui portent le voile intégral seraient contraintes de suivre un enseignement sur les libertés, sur l’histoire de la république, sur l’histoire du féminisme, sur les religions – je me rappelle que mon grand-père, rabbin, lors de ses ablutions matinales, remerciait Dieu de ne pas l’avoir fait femme. Notre capacité à lutter contre l’obscurantisme fait le génie de notre nation. Il nous faut éclairer ces femmes, les armer contre ceux qui tentent de les enfermer dans une foi aveugle et imbécile, les émanciper par la réflexion.

En cas d’échec et de blocages, et si la situation devait s’aggraver, nous préconisons de passer à un troisième stade. Il conviendrait alors de promulguer une loi générale, d’ordre sécuritaire. Il s’agirait d’étendre le décret du 19 juin 2009 qui interdit de dissimuler son visage aux abords d’une manifestation ou de réaffirmer la nécessité de pouvoir identifier une personne dans l’espace public. Cette loi pourrait aussi s’inspirer d’un règlement en vigueur au Luxembourg, en vertu duquel il est interdit de paraître masqué dans la rue en dehors du carnaval.

J’entends bien que nous bottons en touche, que cette dernière solution n’est peut-être pas à la hauteur de l’enjeu. La montagne aura alors accouché d’une souris ; mais si cette souris parvient à déchiqueter progressivement ces voiles, pourquoi pas ?

En aucun cas cette démarche ne doit aboutir à stigmatiser les cinq millions de musulmans qui vivent en France. Certains propos qui auraient été tenus en ces lieux et qui peuvent être résumés en un : « La burqa, tu l’aimes ; la France, tu la quittes » doivent être résolument écartés de vos débats.

M. le président André Gerin. Ce n’est pas l’état d’esprit de notre mission, qui se veut constructive. Nous menons de nombreuses auditions et ce travail s’apparente à la tâche de l’organisme spécifique dont vous préconisez la création. Je vous remercie pour votre franchise et votre clarté.

M. Jacques Myard. Nous sommes 63 millions d’habitants. Si vous retranchez les cinq millions de musulmans et le million de juifs, comment qualifieriez-vous les 57 millions restants ? De catholiques ? C’est un non-sens. Ce chiffre de cinq millions ne correspond à rien, car en France, on ne compte pas les musulmans. Il provient plutôt d’un amalgame avec le nombre de personnes d’origine maghrébine, que l’on taxe arbitrairement de musulmanes ! Pour ma part, je ne connais que des Français, et je ne les définis pas d’après leur foi.

Par ailleurs, vous me semblez manquer de combativité. Vous tenez le voile intégral pour un objet politique, contraire à la dignité de la personne, mais ne trouvez, comme fondement à son interdiction, que l’argument sécuritaire. Ne croyez-vous pas que la sécurité, dans l’échelle de nos valeurs républicaines, soit placée au-dessous de la dignité humaine et de l’égalité des sexes ?

Se ranger derrière une loi mentionnant le carnaval peut être admis mais cela reste secondaire et ne me paraît pas à la hauteur d’une démarche intellectuelle telle que la vôtre. Vous incarnez à mes yeux le combat pour la dignité des femmes. Je suis assez admiratif de ce que vous avez fait dans un certain nombre de causes ce qui n’était pas évident face à des conservatismes dont j’ai pu être moi-même la victime à l’époque. Permettez-moi d’exprimer ma déception après avoir entendu votre intervention.

M. Jean Glavany. J’admire l’éloquence convaincante dont vous savez faire preuve. L’impossibilité d’identifier les femmes portant le voile intégral peut, en effet, fonder une interdiction. Pour autant, je souhaiterais vous soumettre deux autres pistes de réflexion, permettant de justifier l’interdiction du port intégral.

Nous pourrions proscrire le port de la burqa en tant qu’instrument de barbarie. Notre République s’est toujours illustrée dans la lutte contre les idéologies. Elle combat le racisme, l’antisémitisme, le nazisme. Pourquoi ne combattrait-elle pas le salafisme ou le talibanisme ? J’ai d’ailleurs demandé à ce que des documents officiels talibans sur la condition des femmes soient diffusés auprès des membres de notre mission, car, selon moi, ils relèvent de la barbarie.

Par ailleurs, et Élisabeth Badinter nous a interpellés sur ce point, nous devons nous interroger sur ce que le visage représente dans l’application quotidienne de nos principes républicains. Porter le voile intégral, c’est signifier à autrui : « je peux te voir, mais tu ne peux me regarder » ; cela constitue une rupture du principe d’égalité. Quant à la fraternité, elle impose que nos visages soient découverts afin de rendre possible le vivre-ensemble. C’est à ce titre que nous pourrions légiférer.

Mme George Pau-Langevin. Permettez-moi de vous féliciter pour votre combat. J’ai apprécié que vous ayez proposé une approche nuancée et graduée, tout en réaffirmant nos principes. Vous avez également rappelé qu’il fallait à tout prix éviter de stigmatiser les musulmans qui vivent dans notre pays et respectent les lois de la République. Pourquoi donc passer par une loi spécifique contre la burqa, puisque nous pourrions directement voter une loi générale, d’ordre sécuritaire ?

Le voile intégral est la manifestation d’une idéologie obscurantiste, qu’il nous faut combattre grâce à l’éducation. Nous devons dialoguer avec ces femmes, mieux connaître leurs motivations. Cependant, je suis frappée par le fait que beaucoup d’entre elles sont parfaitement éduquées et informées de la réalité française. Comment, alors, combattre cette revendication politique et identitaire qu’est le port de la burqa ?

M. Lionnel Luca. J’avoue avoir été déçu par vos propositions. Dans la mesure où vous affirmez que le voile intégral est une atteinte à la dignité de la femme, les moyens que vous préconisez me semblent faibles, voire fuyants. Dans notre République, il est évident que personne ne peut porter de masque. Comme l’a dit Élisabeth Badinter, il n’existe pas de vêtements pour le visage.

Dans notre République, il est également interdit de porter un brassard orné d’une croix gammée. Si nous affirmons que nous avons à faire à une idéologie barbare, de nature politique et non religieuse, pourquoi prendre des précautions ? Nous devons afficher clairement les principes qui sont les nôtres. Je crains que faire des concessions – en instaurant un moratoire, en prônant la pédagogie, même si elle est nécessaire – ne permette au phénomène de se développer.

M. Yves Albarello. Les images du reportage diffusé dans l’émission « Sept à huit » sur TF1, dimanche 27 septembre, étaient affligeantes. Nous ne parlons pas assez de ces Français qui se convertissent à l’islam, à l’image de cette femme qui traversait, sous son niqab, un petit village de la Somme.

La grande majorité de nos concitoyens veulent une réponse législative rapide et ferme. Une résolution, telle que préconisée par notre collègue Jean-Yves Le Bouillonnec, ou un moratoire ne seraient pas efficaces. Il nous faut une loi, assortie de sanctions.

Mme Gisèle Halimi. Vous ne semblez pas avoir noté que j’ai proposé trois solutions, dont la dernière, privilégiant une dimension sécuritaire, me semblait moins souhaitable. Le chemin que j’ai parcouru m’autorise, je crois, à affirmer que je place au-dessus de tout – et donc de la sécurité, M. Myard – la dignité de la femme.

J’ai présenté ces solutions comme des réponses graduelles. Je pense que tant que nous ne disposerons pas de chiffres précis – qui seront obtenus lors d’un moratoire « actif » –vous devez vous abstenir de légiférer « bille en tête ». Moi aussi, j’ai été parlementaire, et je pratique le droit depuis plus de cinquante ans. Je ne pense pas que trois mois de réflexion, aussi intense soit-elle, permettent de conclure à la nécessité d’une loi, qui plus est répressive et stigmatisante. L’approche doit être graduée et privilégier le dialogue.

Devant la commission présidée par Bernard Stasi, j’ai préconisé le vote d’une loi, à condition que soit posée l’exigence d’un dialogue préalable. Je pense que nous devons garder à l’esprit cette notion. Je place une grande confiance dans la pédagogie. Si les droits des femmes ont avancé, c’est que nous avons cherché à convaincre, c’est que nous avons voulu des procès « explication », non pas des procès « expiation ».

Je l’affirme de nouveau : le voile intégral est une atteinte inacceptable à la dignité de la femme.

M. le président André Gerin. Je vous remercie.

Audition de M. André ROSSINOT, maire de Nancy,
auteur du rapport La laïcité dans les services publics

M. le président André Gerin. M. André Rossinot ayant remis en 2006 un rapport très intéressant sur la laïcité dans les services publics, il m’a semblé important, dans le cadre de notre mission, de recueillir son opinion sur le port du voile intégral.

M. André Rossinot. Cette mission d’information permettra un travail en profondeur. La vigilance républicaine doit être au cœur de la fonction parlementaire, et je salue votre souci de défendre la laïcité et de prévenir de nouveaux abus.

La question dont vous êtes saisis est complexe, en raison de son caractère surdéterminé et de ses enjeux : aspects sociétaux, vie dans nos quartiers, questions liées à l’immigration, droit des femmes, enjeux juridiques, enjeux géopolitiques. C’est cette complexité qui rend la vigilance d’autant plus nécessaire et nous interdit de tomber dans le laxisme.

Maire d’une grande ville, je tiens, en particulier, à souligner les difficultés rencontrées par certains de nos agents territoriaux. Il convient de les soutenir et, pour cela, d’adopter une position claire sur le sujet, sans leur laisser la responsabilité de gérer, seuls, des situations délicates.

Je le dis d’emblée, avec fermeté : il ne faut pas céder. Pour vous en convaincre, je reprendrai les arguments et les analyses que j’avais développés dans mon rapport.

Tout d’abord, une démission sur ce point ouvrirait la porte à de nouvelles demandes et aboutirait à un recul de la citoyenneté, à la réduction de l’espace public laïc et républicain et à la limitation de nos libertés. Une telle logique de surenchère interdit toute négociation.

Ensuite, le port du voile intégral, ou burqa, n’est pas qu’une affaire religieuse : il s’agit d’une interprétation maximaliste d’un usage religieux ou ethnique, que la précédente génération de musulmans en France avait abandonné. Surtout, son enjeu est le statut de la femme dans une société républicaine et démocratique. Si la moindre brèche est ouverte, d’autres exigences viendront, toujours plus excessives, au nom soit de la religion, soit de l’identité culturelle – cette ambiguïté complexifiant encore le problème.

Que signifie la burqa ? Elle manifeste qu’une femme est la propriété de son mari, de son père ou de son frère, et qu’elle ne doit pas être vue par d’autres hommes ; que les femmes ne sont pas propriétaires de leur image, qu’elles ne sont pas libres de se montrer, d’exister pour l’extérieur, encore moins de séduire. Le port de la burqa est le premier maillon d’une chaîne conduisant au mariage arrangé, au mariage forcé et à tous les asservissements et aliénations qui s’en suivent. La femme peut être une monnaie d’échange entre deux groupes, deux familles. La dimension monétaire de la burqa annihile toute individualité. Toutes les burqas sont identiques : comme la monnaie, la femme est une entité abstraite. En un mot, la femme, dans sa spécificité, disparaît : la burqa est un uniforme qui la réduit à l’anonymat.

L’enjeu du port du voile à l’école n’était pas d’affirmer un attachement à l’islam, mais de rappeler aux filles qu’elles appartiennent à un groupe humain qui ne donne pas aux femmes les mêmes droits qu’aux hommes et que le choix du conjoint ne leur appartient pas. La burqa, de mon point de vue, a un caractère infamant ; contrairement à d’autres religions qui réservent le port de tenues particulières à ceux qui choisissent d’y jouer un rôle – prêtres, pasteurs, religieuses –, les islamistes qui prônent le port de la burqa veulent l’imposer à toutes les femmes. Dans l’espace social – la rue, la place publique –, la femme n’a pas le droit d’exister comme individu ou comme personne : elle n’existe que derrière le masque qui lui est imposé. C’est là que la burqa et le voile se rencontrent. Il s’agit pour ceux qui les prônent de conquérir l’espace public et de rejeter tout ce que la République a apporté aux femmes : le droit de disposer d’elles-mêmes, de travailler – et donc de ne pas être dans une dépendance économique par rapport à leur mari –, de gérer leur corps, de choisir leur conjoint, de choisir d’avoir des enfants, de s’instruire, ainsi que la reconnaissance de l’égalité entre hommes et femmes. En leur imposant une contrainte vestimentaire, les défenseurs de la burqa signifient aux femmes que ces droits ne sont pas pour elles, qu’ils sont plus forts que la République, dont les lois ne s’appliquent pas universellement. Le port de la burqa est un défi politique et sociétal ; son aspect religieux n’est qu’un prétexte. Il s’agit d’un acte politique, qui vise à créer un rapport de forces pour faire reconnaître comme légitime un ordre social autre que l’ordre républicain.

Notre position doit être d’une fermeté absolue : on ne négocie pas la République, on ne négocie pas la liberté, on ne négocie pas la personne humaine et sa dignité. Le port de la burqa n’est pas seulement un signe ostentatoire agressif, mais également un instrument de négation de l’humain dans son individualité et dans ses relations avec les autres. Il interdit toute communication extérieure, tout dialogue.

C’est la liberté des femmes qui est en jeu ; si certaines affirment porter le voile par volonté délibérée, il ne s’agit certainement pas de la règle générale, car seule une petite minorité a pu s’exprimer sur ce sujet. Tout laxisme cautionnerait de nouveaux abus. La burqa est une sorte de ghetto portatif ; elle ne doit plus exister sur le territoire national.

Enfin, et plus profondément encore, ce débat met en question la vie en société elle-même. Que seraient un espace public peuplé d’êtres sans visages, une société où personne ne pourrait se connaître ou se reconnaître ? C’est la société forgée depuis des siècles, fondée sur la reconnaissance de l’autre, qui se trouve ainsi mise en cause – ce que reconnaissent d’ailleurs explicitement les promoteurs de la burqa. Cet instrument est donc en soi porteur de violence.

M. le président André Gerin. Merci, M. Rossinot, pour cet exposé pertinent et percutant.

M. Jacques Myard. M. Rossinot, je partage totalement votre opinion.

Comme vous l’avez dit, le port de la burqa dépasse la simple question de la laïcité, qui régit les relations entre l’État et les religions : il s’agit d’un problème d’égalité et de dignité de la personne.

Vous avez, à juste titre, souligné sa dimension politique : l’objectif est d’imposer à la République un ordre personnel. Vous avez raison, on est en train de tester la République.

Si l’on recule, quelles seront, selon vous, les prochaines dérives ?

Durant la préparation de votre rapport, avez-vous rencontré des personnes favorables au port de la burqa, voire des salafistes ?

M. André Rossinot. On ne parlait pas de burqa à l’époque et je ne connais aucun salafiste.

Je pense qu’il s’agit d’une instrumentalisation de la religion musulmane par des régimes ou des groupes politiques, via des attitudes, des personnes et des réseaux, de manière à tester la résistance de notre société et de nos valeurs.

Comment y répondre ? Ce n’est pas évident. La pratique du port du voile avait fait l’objet d’un long travail de réflexion, ponctué par le rapport remis par Bernard Stasi et par de nombreux débats publics ; il importe de prendre le temps de l’écoute, de l’observation et du dialogue si l’on ne veut pas se tromper de stratégie. Je suis persuadé qu’avec la burqa, on franchit un degré supplémentaire dans le test.

M. Patrice Calméjane. Pensez-vous qu’une loi permettrait d’envoyer un signal fort ?

M. André Rossinot. Il ne faut pas se précipiter. Prenez le temps de débattre et sollicitez l’avis d’autres assemblées et d’autres partenaires, de manière à aboutir à un consensus.

M. le président André Gerin. Nous avons prévu onze auditions d’ici le 16 décembre. Nous nous déplacerons à Lille, à Lyon, à Marseille ainsi qu’à Bruxelles. Nous rencontrerons des juristes, des sociologues, voire des spécialistes du salafisme.

M. André Rossinot. Très bien ! La manière compte autant que l’objectif. Il ne faut pas rester cloisonné. La légitimité des personnes interrogées, les comparaisons, les recueils d’informations, nos adversaires y travaillent davantage que nous. Il existe des endroits où l’on élabore des stratégies.

La République doit travailler à visage découvert, mais sans naïveté et en se donnant les moyens d’une analyse comparée en Europe. Cela permettrait de porter le débat sur la laïcité au plan européen, façon de montrer que, contrairement à ce que d’aucuns prétendent, nous ne vivons pas repliés sur des valeurs archaïques. Il faut engager le réarmement républicain du Parlement.

Mme Jeanny Marc. Selon vous, la burqa serait un instrument de conquête de l’espace public. Cet espace public ne mériterait-il pas davantage de respect et un plus grand investissement pour le défendre ? La question est délicate car, sur ce type de sujet, on peut penser avoir affaire à une atteinte à la dignité humaine. Toutefois, une investigation en termes de laïcité au plan européen et de citoyenneté au plan national ne serait-elle pas une piste à explorer, dans la mesure où elle pourrait être acceptée par le plus grand nombre ? Nous souhaiterions en effet éviter une division entre pro- et anti-burqa.

M. Jacques Myard. Certaines femmes affirment porter librement le niqab et la burqa. Comment concilier l’ordre républicain et cette prétendue liberté individuelle ?

Mme Bérengère Poletti. Vous avez dit qu’en tant que maire d’une grande ville, vous pensiez qu’il fallait disposer d’une ligne de conduite claire, afin que les employés territoriaux se montrent cohérents dans leurs réactions. Avez-vous mené une réflexion sur cette question ?

M. André Rossinot. Le problème, Mme Poletti, c’est la formation des personnes. Il faut que les personnels concernés bénéficient d’une formation adaptée, par exemple dans le cadre du droit individuel à la formation – les élus aussi, d’ailleurs –, et qu’ils fassent remonter l’information. Ce n’est pas toujours le cas.

Mme Bérengère Poletti. On m’a rapporté que dans un train, des jeunes avaient refusé d’être contrôlés par une femme !

M. André Rossinot. M. Myard, la liberté individuelle comporte des limites : l’ordre public républicain existe, et il doit être respecté.

Mme Marc, l’espace public est le reflet de la vie en société. Il s’agit d’un espace partagé, ce qui ne doit pas empêcher la rigueur en matière d’éthique et de morale républicaines.

Nous allons être confrontés à un débat inédit sur l’espace public : vous ouvrez un champ qui n’a pas encore été exploré. Il faut viser juste – et beaucoup travailler, car tout sera épluché.

M. Jacques Myard. Ce débat a déjà eu lieu, lors de la séparation des Églises et de l’État. La question est réglée. Il arrive un moment où il faut savoir dire « stop » !

M. André Rossinot. Le contexte était différent. Aujourd’hui, l’action est lancée depuis l’extérieur, à l’échelle internationale. Si, de notre point de vue, les principes et les valeurs restent les mêmes, il nous faut mieux apprécier les risques et découvrir les tenants et les aboutissants de cette stratégie. Plus nous saurons de choses, mieux nous serons armés le jour où il faudra prendre une décision.

M. Yves Albarello. Êtes-vous favorable à une loi tendant à interdire le port de la burqa ?

M. André Rossinot. Oui.

M. Pierre Cardo. Durant la préparation de votre rapport, vous avez rencontré des acteurs de terrain confrontés à des pratiques plus ou moins cultuelles dans les hôpitaux, la fonction publique, les associations. Que ressentez-vous en voyant la provocation atteindre l’espace public dans son ensemble, et non plus des sphères, certes publiques, mais différenciées ?

M. André Rossinot. Cela signifie que notre réaction au port du voile a été jugée efficace, et que l’on nous teste aujourd’hui sur le contrôle de l’espace public et sur la liberté et le respect de la femme.

M. Pierre Cardo. Vous trouvez que notre réaction a été suffisamment précise ?

M. André Rossinot. Nous avons fait beaucoup progresser les choses ; ce qui avait fragilisé le système, c’est l’ambiguïté des positions antérieures, nourrie par la jurisprudence du Conseil d’État. Sur ces questions, il faut adopter une ligne claire et compréhensible par tous.

M. le président André Gerin. M. Rossinot, je vous remercie.

La séance est levée à dix-neuf heures trente.

Mercredi 16 septembre 2009

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 5



Présidence de M. André Gerin, Président
– Table ronde réunissant des associations laïques

La séance est ouverte à seize heures trente.


Table ronde réunissant des associations laïques :

— M. Joseph Petitjean, président de l’Association des libres penseurs de France ; M. Marc Simon, secrétaire général ; M. Hubert Sage, membre du conseil d’administration ;

— M. Philippe Foussier, président du Comité laïcité République ; M. Patrick Kessel, président d’honneur ;

— M. Marc Blondel, président de la Fédération nationale de la libre pensée ; M.. Christian Eychen, secrétaire général ;

— M. Yves Pras, président du Mouvement Europe et laïcité ; M. Joël Denis, vice-président ; M. Claude Betteto, vice-président ;

— M. Jean-Michel Quillardet, président de l’Observatoire international de la laïcité contre les dérives communautaires ; M. Fabien Taïeb, vice-président ; M. Didier Doucet, secrétaire général ;

— Mme Monique Vézinet, président de l’Union des familles laïques ; Mme Marie Perret, secrétaire nationale.

La table ronde débute à seize heures trente

M. le président André Gerin. Chers collègues, nous ferons un point d’étape la semaine prochaine afin d’échanger entre nous sur les témoignages et les analyses apportés par les personnes auditionnées lors des quatre premières séances des travaux de la mission d’information. Chacun d’entre nous fera part de ses réflexions puis nous fixerons ensemble les objectifs de notre mission.

Avant tout, je veux rappeler que le port du voile intégral pose un problème politique, auquel il convient d’apporter une réponse politique. L’intégrisme et le fondamentalisme renvoient à un projet politique dont l’objectif est de déstabiliser notre République et ses valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité.

Même s’il ne s’agit pas de traiter du religieux, nous devons adopter face à l’islam une attitude décomplexée. Nous voulons sortir d’un certain aveuglement à l’égard d’un phénomène apparu il y a quinze ou vingt ans, tout en refusant de le diaboliser.

Poursuivons de manière déterminée notre tâche, sans nous laisser perturber ou impressionner par les aléas médiatiques. Les islamistes adaptent leur stratégie et sont maîtres dans l’art du camouflage et du double langage. Même si l’on tente de nous culpabiliser et de nous neutraliser, ce travail reste à nos yeux essentiel.

Nous avons l’intention de procéder à l’audition des acteurs de première ligne, à Lille, Marseille, Lyon et en région parisienne. Nous envisageons, le rapporteur et moi, de nous déplacer en Belgique. Enfin, notre mission entendra les responsables des partis politiques à la fin du mois de novembre. Nous espérons ainsi dresser un état des lieux de la question et déboucher sur des préconisations aussi percutantes que possible.

La présente table ronde réunit des associations de défense et de promotion de la laïcité. Chacune d’entre elles disposera de cinq minutes pour se présenter et proposer une première réaction sur la question du voile intégral. Les membres de la mission poseront ensuite des questions.

Estimez-vous que le port du voile intégral remet en cause les valeurs républicaines, et plus particulièrement la laïcité ? S’agissant de la voie publique, la réponse n’est pas évidente.

Considérez-vous que le port du voile intégral est la manifestation d'une appartenance religieuse ou qu’il correspond plutôt à une revendication sectaire, à connotation politique ?

Au nom de quels principes son interdiction pourrait-elle être décidée ? Cela ne risquerait-il pas d’être perçu comme la tentative d’imposer un nouvel ordre moral ?

M. Hubert Sage (Association des libres penseurs de France). Nos membres sont plus qu’inquiets : les islamistes ont lancé une offensive contre notre société laïque et ses valeurs de liberté individuelle, d’égalité en droit, de fraternité sociale ; le port du voile intégral en est une forme évidente.

Nos adhérents d'origine maghrébine sont soumis à une pression intense dans les entreprises lorsqu’ils n’observent pas le ramadan et se font rappeler à l’ordre par les caissières musulmanes des supermarchés parisiens, marseillais ou strasbourgeois lorsqu’ils achètent de la viande qui n’est pas hallal.

Le fondement de notre engagement est la défense de l’ordre public laïc. Selon une jurisprudence constante, celui-ci est accepté, défini et défendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), qui reconnaît aux États le droit de légiférer pour limiter le port du voile islamique ostensible dans l'espace public.

Cette jurisprudence est constituée par les attendus de trois arrêts concernant les affaires Dahlab c. Suisse, 15 février 2001, Leyla Sahin c. Turquie, 29 juin 2004, Refah Partisi c. Turquie, 3 février 2003. Elle a été confirmée par les affaires Aktas, Bayrak, Gamaleddyn, Ghazal, Singh c. France de juillet 2009 et Dogru et Kervanci c. France de décembre 2008.

Dans l’affaire Leyla Sahin c. Turquie, la CEDH a estimé que la liberté de manifester sa religion peut être restreinte afin de préserver les valeurs démocratiques et l'égalité des citoyens devant la loi. Le symbole du port du foulard islamique dans la société turque est perçu comme une obligation religieuse contraignante sur celles qui ne le portent pas. La limitation du port du foulard islamique passe pour répondre à un besoin social impérieux tendant à atteindre les deux buts légitimes que sont la protection des droits et libertés d'autrui et le maintien de l’ordre public.

La CEDH s'est appuyée sur l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme aux termes duquel :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites.

« 2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. ».

Selon la CEDH, si tout un chacun a la liberté de manifester sa religion publiquement, un État a le droit de limiter cette expression publique. Cette limitation doit être prévue par une loi, laquelle doit être suffisamment précise pour que son application soit facilement prévisible et accessible. Elle doit poursuivre les buts légitimes que sont la protection des droits et libertés d'autrui, celle de la sécurité publique et celle de l'ordre public.

L’ordre public est caractérisé par l’article 1er de notre Constitution, qui dispose que la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale assurant l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion.

La CEDH reconnaît explicitement la notion d'espace public, distincte de celle de sphère publique qu'institue la loi de 1905. La notion d'espace public sert de base aux restrictions apportées à l'habillement au nom de l’ordre public – personne n'a ainsi le droit de se promener en bikini sur la voie publique. Certaines associations laïques traditionnelles, ignorant cette notion, n’interviennent pas sur ces questions : pour elles, la laïcité signifie uniquement la neutralité de la puissance publique dans les règles de notre société.

D’après les attendus des arrêts de la CEDH, la limitation doit concerner les signes extériorisés d'une manière agressive, pouvant exercer une pression sur la population. C’est la raison pour laquelle la loi du 15 mars 2004 concerne le port à l’école publique de signes religieux « ostensibles » et non pas « visibles ».

Il ne nous appartient pas de dire s’il faut ou non légiférer. Il revient au législateur de déterminer si notre ordre public laïc est menacé par cette offensive islamique et de définir avec précision les formes de voile islamique constituant un trouble à l’ordre public : voile intégral comme la burqa et le niqab ou semi-intégral comme le tchador et le hidjab.

Nous considérons que l’interdiction du port du voile intégral ne doit pas seulement relever d’un impératif de sécurité publique – il suffirait de faire appliquer les lois existantes – mais doit être prononcée au nom de notre ordre public laïc, qui garantit les libertés individuelles et préserve les opinions d'autrui.

M. Marc Blondel (Fédération nationale de la libre pensée). Permettez-moi de vous dire que si cette table ronde devait se poursuivre par un échange de vues entre les différentes associations et les parlementaires, la Fédération nationale de la libre pensée se retirerait. Nous souhaitons nous limiter à l’exposé de notre contribution.

Vous avez sollicité l'avis de notre association sur la question du port de la burqa dans la rue. Ne cachons pas notre étonnement : peut-on discuter de ce vêtement sans débattre de l’ensemble des vêtements prescrits par les autres religions ? S’il est indéniable que le port imposé de la burqa ou du niqab est un symbole de l'oppression, en quoi le port de la soutane, de la robe de bure, de la cornette, du schtreimel, du spodik ou du caftan ne l’est-il pas ?

Les dictatures ont toujours voulu imposer des modes vestimentaires : le tsar Alexandre II interdit en 1872 le port des papillotes et des longs manteaux par les juifs polonais ; le code civil de Napoléon 1er proscrivit le port du pantalon pour les femmes et la Grèce des colonels réprima le port des cheveux longs et de la minijupe.

Interdire le port de la burqa, dans ce que nous considérons comme la sphère privée, est attentatoire aux libertés individuelles et démocratiques. Cela s’inscrirait dans la logique actuelle tendant à restreindre toujours plus la liberté de comportement, la population se trouvant toujours davantage surveillée, contrôlée, fichée. L'histoire ne montre-t-elle pas qu'en renforçant les pouvoirs du pouvoir, on diminue les libertés démocratiques des citoyens ? Les élus républicains que vous êtes ne peuvent y être insensibles.

Ainsi, la puissance publique décréterait comment les gens doivent s'habiller dans la rue ! Notre pratique de l'engagement politique et militant nous conduit à nous interroger : comment contraindrez-vous les personnes à se soumettre à cette interdiction ? Une telle décision serait inapplicable et créerait des affrontements considérables. Le rôle du législateur n'est pas d'allumer des brûlots, mais de permettre à chacun de vivre en paix, selon ses choix et ses éventuelles convictions.

Pour les libres penseurs, partisans du libre examen, le concept ne doit jamais précéder la preuve : nous récusons les acrobaties juridiques de ceux qui, voulant interdire la seule burqa, en viennent à inventer des catégories juridiques aussi fumeuses qu'inexistantes.

Ainsi, certains tentent de remplacer les notions de « sphère publique » et de « sphère privée » – définies par les lois de 1901 et de 1905 – par la notion d’« espace public » et d’ « espace privé ». Cette tentative de substitution lexicale n'est pas neutre : le terme de « sphère » désigne une surface fermée, une étendue restreinte, alors que l’espace est par nature indéfini.

En inventant la notion d'espace public, lieu où devrait s'appliquer la laïcité – uniquement pour les musulmanes –, on élargit tellement le principe de laïcité qu'on le rend inopérant. En étant partout, la laïcité ne serait plus nulle part. La laïcité est une frontière, garante de la liberté de conscience pour tous, qu’il ne faut pas abolir. Cela serait appliquer la définition théologique du Saint-Esprit à la nécessaire séparation des Églises et de l'État : « la circonférence est nulle part, le noyau partout et l'Esprit souffle où il veut ».

La laïcité n'est ni une philosophie ni un art de vivre – elle s'apparenterait alors à une religion – mais un mode d'organisation politique des institutions. Elle vise, par la séparation des Églises et de l'État, à distinguer institutionnellement le domaine de l'administration et des services publics de celui de la vie privée des citoyens.

La laïcité, en tant que principe politique d’organisation, s'applique aux institutions, non aux individus. Cette distinction, mise en œuvre par les lois de 1901 et de 1905, garantit la non-ingérence des conceptions métaphysiques dans le domaine public pour mieux garantir la liberté d'opinion et de comportement dans le domaine privé.

Dans cette acception, il est républicain et laïque d'interdire tout signe d'appartenance religieux à l'école publique et pour les agents du service public – loi Goblet de 1886, loi de 1905, circulaires signées par Jean Zay en 1936 et 1937. En revanche, la loi n'a pas à dicter les modes vestimentaires dans le domaine privé, ou tout autre comportement, tant que ceux-ci ne représentent pas une menace pour la vie d'autrui.

Une dernière précision : les libres penseurs, concernés par l'évolution sociale, prônent et revendiquent l'égalité des droits, y compris entre sexes. Nous estimons donc qu’il appartient aux femmes et à elles seules de déterminer leur comportement.

Enfin, nous voudrions faire part de notre étonnement lorsque nous avons appris que la Ligue de l'enseignement et la Ligue des droits de l'homme ne seraient pas invitées par votre mission. Elles nous ont demandé de vous faire part de leur complète adhésion aux idées exprimées sur cette question par la Fédération nationale de la libre pensée.

M. le président André Gerin. Nous n’avons nullement opposé de fin de non-recevoir à ces associations, qui seront prochainement conviées à nos auditions.

M. Philippe Foussier (Comité laïcité République). Le Comité laïcité République a été fondé dans la foulée de la première affaire du voile, sur les bases de l'appel aux enseignants « Profs ne capitulons pas ! », lancé par Elisabeth Badinter, Elisabeth de Fontenay, Catherine Kintzler, Régis Debray et Alain Finkielkraut. Outre ces derniers, Henri Caillavet, Albert Memmi et Gisèle Halimi figurent dans son comité fondateur.

Le Comité laïcité République remet tous les deux ans un prix de la laïcité à deux lauréats, l'un national, l'autre international. En 2009, le jury a distingué le scientifique Guillaume Lecointre, pour son combat contre le créationnisme, et la journaliste libanaise Nadine Abou Zaki.

Si la laïcité est notre axe central de réflexion et d’action, nous nous intéressons également aux questions touchant à la citoyenneté, à l'école, au racisme, aux dimensions éthiques des débats scientifiques. Le combat pour le droit des femmes et pour l'égalité entre les femmes et les hommes est un engagement majeur : c'est sans doute davantage pour cette raison que nous sommes ici aujourd'hui que pour un enjeu strictement laïque.

Le port de la burqa nous interpelle car il renvoie au débat sur la revendication de droits différenciés et fait écho à la montée des communautarismes. Mais il est d’abord l’illustration emblématique d'une régression des droits et de la dignité de la femme dans notre société.

Les raisons de notre engagement nous ont donc conduits à appuyer le vote de la loi proscrivant les signes religieux à l'école, loi qui a démontré, loin des prévisions alarmistes d’alors, qu'elle était une loi de pacification, de clarification, de soutien aux responsables d'établissement scolaire et de rappel à la règle commune.

Nous comptons dans nos rangs une proportion significative de croyants et de pratiquants des grandes religions monothéistes ; notre action n'est en rien dirigée contre la foi, que nous respectons. En revanche, tous nos adhérents sont attachés à une conception de la laïcité qui n'a besoin d'aucun adjectif pour être définie, la loi de 1905 établissant un compromis qui permet à chacun d'exercer ou non sa foi et de préserver la paix civique dans l'espace public.

Le Comité laïcité République se prononce en faveur d'une loi interdisant le port du voile intégral, sauf si, ainsi que certains juristes le démontrent, la législation actuelle permet déjà de le proscrire.

« Entre le fort et le faible, c'est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit », disait Lacordaire. Les principes républicains comme l'indispensable égalité de droit et de dignité entre l'homme et la femme impliquent des règles définies par le législateur, garant de l'intérêt collectif. « Marianne ne peut être voilée », affirmait un député lors du débat sur les signes religieux à l'école. A fortiori, Marianne ne peut être « engrillagée ».

Enfin, le dispositif législatif devra être accompagné d'un effort de pédagogie : à l'école, l'accent doit être mis sur ce qui rassemble les êtres humains, quelles que soient leur couleur de peau, leur origine ethnique ou religieuse, plutôt que sur ce qui, en accentuant les divergences, détruit le contenu même de la citoyenneté.

M. Yves Pras (Mouvement Europe et laïcité). Le Centre d’action européenne démocratique et laïque – Mouvement Europe et laïcité, fondé en 1954, a pour but de défendre la laïcité en France et de la promouvoir en Europe. Nous avons établi une Charte européenne de la laïcité, que nous croyons indispensable à une Europe pacifiée.

La laïcité est un mode d’organisation dont le champ d’application recouvre tous les aspects de la société ; elle s’appuie sur trois valeurs fondamentales : la séparation des Églises et de l'État, la liberté absolue de conscience et le refus de tout dogmatisme.

Dans d’autres pays européens, la séparation des Églises et de l'État existe, mais sous la forme du sécularisme, lequel ne s’appuie pas sur la liberté de conscience et le refus du dogmatisme. Ce sécularisme n’a pu empêcher le communautarisme de se développer.

La sphère privée englobe ce qui concerne la façon de penser de l’individu, lui permet d’être lui-même et de se développer. Elle est limitée, d’une part, par le domaine public et, d’autre part, par la sphère privée d’autrui : c’est ainsi qu’il est interdit de fumer dans les lieux publics afin de limiter le tabagisme passif. Enfin, la sphère privée peut être le lieu de pressions, comme pour beaucoup de mineures portant un voile semi-intégral. À elle seule, cette question justifierait l’intervention du législateur.

Les Pays-Bas ont été pendant longtemps le pays le plus permissif à l’égard du port du voile intégral, mais depuis 2007, celui-ci est interdit dans les écoles et dans les transports publics. L’interdiction dans les lieux publics est également entrée en vigueur en Suède et en Italie et il est question que la Belgique modifie sa législation en ce sens.

En Grande-Bretagne, les attentats de 2005, perpétrés par des jeunes nés et éduqués sur le territoire britannique, ont provoqué une remise en cause de l’attitude permissive des pouvoirs publics face au développement du communautarisme. Rappelons que les fonctionnaires britanniques peuvent porter des signes religieux, ce qui pose des problèmes : il n’est pas rare que des contractuelles voilées soient ainsi accusées de dresser un procès-verbal par racisme !

Aux États-Unis, où 80 % des personnes s’affirment croyantes, la non-ingérence de l’État et la liberté de culte sont garanties par le premier amendement à la Constitution. Barack Obama a estimé sur les plages du Débarquement, le 6 juin, que « [notre] attitude n'est pas de dire aux citoyens ce qu'ils peuvent porter... » et que « la façon la plus efficace d'intégrer toutes les personnes, toutes confessions confondues n'est pas de les empêcher de porter des vêtements traditionnels ou autres. » Chez les six à huit millions de musulmans présents aux États-Unis, le port de la burqa reste marginal, même dans des États à forte population musulmane. Cependant, les obligations légales s'imposent aux femmes qui l’ont adoptée. Ainsi, en Floride, en 2003, un juge a refusé de traiter la plainte d'une femme en burqa au motif qu'il ne pouvait lire sur son visage si elle était sincère. Plus récemment, une femme voilée n'a pu obtenir son permis de conduire.

Sensiblement, les pays évoluent sur cette question. Si nous voulons pouvoir continuer à penser librement sans publicité religieuse agressive, il nous faudra nous pencher sur l’invasion de la sphère publique par les signes religieux.

M. Jean-Michel Quillardet (Observatoire international de la laïcité contre les dérives communautaires). Pour l’Observatoire international de la laïcité contre les dérives communautaires, dont Antoine Sfeir est un membre fondateur, la laïcité est un principe universel et toute société organisée sur une base communautariste paraît dangereuse.

Montesquieu écrivait : « Je suis nécessairement homme et je ne suis Français que par hasard ». Nos valeurs, inspirées des Lumières, imprègnent aussi d’autres cultures, à commencer par l’islam. Il s’agit de principes intangibles, parfaitement adaptables à chaque société humaine.

Certes, le port du voile intégral pose un problème d’ordre public, pour des raisons évidentes de dissimulation de l’identité. Certes, la burqa peut être considérée comme attentatoire aux droits de la femme, remettant en cause la liberté de celle qui la porte, même de son plein gré. Certes, la défense de la tradition et de la culture françaises pourrait à elle seule justifier son interdiction. Mais c’est au nom des droits fondamentaux de la personne – droits universels, reconnus par tous et dans chaque culture – qu’il convient d’interdire le port du voile intégral.

Cette loi doit être fondée sur trois principes.

Au nom de la laïcité, dont le propre est de combattre ce qui porte atteinte à l’intégrité des corps et de l’esprit et de garantir la liberté religieuse, il ne faut plus tolérer le port de la burqa. Ce faisant, nous rendrons service à l’islam de France.

Au nom de nos principes républicains, nous ne pouvons plus accepter le port du voile intégral. La burqa est la manifestation ostentatoire d’une forme d’intégrisme politique et totalitaire : elle signifie le refus de l’autre, de l’altérité, celle qui le porte semblant dire aux passants : « Vous n’avez pas le droit de me regarder, de me reconnaître ». Il s’agit d’un comportement sectaire intolérable en République.

Enfin, le port du voile intégral découle d’une démarche communautariste, contraire aux principes d’ouverture de notre société humaniste. Il permet l’affichage d’une identité sur la voie publique, enferme l’individu dans une culture. Si, comme Régis Debray, nous considérons que la fraternité commence lorsque l’on s’éloigne de la fratrie, la burqa doit être dénoncée en tant que signe d’appartenance liberticide à une fratrie.

Une loi d’interdiction est souhaitable, mais elle doit s’accompagner d’un plan d’intégration des populations en difficulté et d’une politique de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie.

Mme Marie Perret (Union des familles laïques). Je voudrais commencer par évoquer deux affaires récentes qui, engageant toutes deux la question de la laïcité, ont été l'occasion d'en clarifier le concept et d'en circonscrire les limites.

L’affaire du voile à l’école posait la question de l’extension aux élèves de l'obligation de neutralité qui s'applique aux fonctionnaires. Devant la commission présidée par M. Bernard Stasi, l'Union des familles laïques (Ufal) avait défendu l'idée selon laquelle l'école n'est pas un service public comme un autre : l'école publique a pour vocation d'émanciper des individus dont la liberté est en voie de constitution, ce qui suppose que les élèves puissent se soustraire, durant le temps scolaire, à leurs particularismes et à leurs liens d'appartenance.

L'affaire dite du gîte des Vosges, moins médiatisée que la première, a divisé le camp des laïques. Mme Fanny Truchelut ayant refusé de louer une chambre à deux femmes qui s'étaient présentées voilées, il s’agissait de savoir s'il fallait étendre le principe de laïcité au-delà de la sphère de l’autorité publique, à des lieux qui relèvent de l'espace civil : comme les commerces, les transports, la rue. La position que nous avons défendue alors était loin d'être confortable : nous n’avons pas soutenu Mme Truchelut, considérant que le principe de laïcité s'appliquait aux lieux placés sous l'autorité publique, l'espace de la société civile étant régi par le principe de tolérance.

Faut-il interdire le port du voile intégral dans la société civile au nom du principe de laïcité ? Notre réponse est clairement non. Le principe de laïcité doit rester cantonné à la sphère de l'autorité publique : l’étendre à la société civile serait un contresens et reviendrait à l’affaiblir.

Est-ce à dire qu'il faut laisser faire, sous prétexte que la société civile est régie par le principe de tolérance ? Telle n'est pas notre position : l'Ufal est favorable à une interdiction du voile intégral dans tous les espaces de la société civile.

Nous considérons que le voile intégral est bien plus qu'un signe religieux : il est l'emblème d'un projet politique, que nous estimons séparateur. Véritable provocation, il constitue une façon de tester la résistance de nos institutions républicaines. Le voile intégral est le symbole intolérable de la soumission des femmes, symbole qui affecte la notion même de personne comme membre de l’association politique.

Le port du voile intégral n'a pas seulement pour effet de dérober l'identité de son porteur, mais aussi de le rendre indistinct, indifférenciable. Porter le voile intégral revient à signifier : « je ne suis personne ». Il s’agit d’un déni de singularité. Or, la singularité est indissociable du concept de citoyen. Un citoyen n'est pas un sujet abstrait, il doit être reconnu.

Le port du voile intégral a également pour effet de rejeter l’autre à une distance infinie. La burqa est une façon de signifier que tout contact avec autrui est une souillure. Elle crée, de façon visible, une classe d'intouchables.

Le voile intégral, masque qui rend impossible l’identification des personnes, pose un problème de sécurité publique. Le fait que des personnes soient autorisées à le porter dans la rue constitue aussi une rupture du principe d'égalité : ainsi, certains peuvent être identifiés sur des images prises par des caméras de vidéo-surveillance, d'autres non.

Enfin, le voile intégral empêche celles qui le portent de pouvoir exercer pleinement leurs droits et leurs devoirs de citoyennes : un témoin entièrement voilé peut-il être entendu par la justice afin d'identifier un coupable présumé ? Tolérer le port du voile intégral revient à accepter qu'une partie de la population soit amputée de ses droits et de ses devoirs.

L’interdiction du port du voile intégral, si elle devait être adoptée, ne suffirait pas. D'autres pistes doivent être explorées. Il est plus que temps que l’école renoue avec les Lumières et défende les principes sur lesquels elle se fonde. Elle doit être le lieu où l'on explique, de façon rigoureuse et articulée, le modèle politique que notre République a produit.

Il sera impossible de faire l'économie d'une analyse des raisons pour lesquelles les communautarismes s’exacerbent. Lorsque l'État se désengage des quartiers populaires, lorsque les services publics disparaissent, lorsque le principe de solidarité nationale est remis en question, les individus n'ont d'autre recours que de s'en remettre à des formes de solidarités traditionnelles, familiales et communautaires.

M. le président André Gerin. Il n’y aura évidemment pas d’échanges entre les associations ici présentes, M. Blondel. Toutes ces interventions nous sont très précieuses et nous sommes preneurs des suggestions et des propositions que vous pourriez nous faire.

M. Éric Raoult, rapporteur. M. Sage, pensez-vous que l’expression « offensive islamique », quelque peu guerrière, soit appropriée ? Je reconnais néanmoins que les habitants des cités sont l’objet de pressions pendant le ramadan : on leur rappelle l’heure de rupture du jeûne ; on les critique s’ils font leurs courses pendant la journée.

Mme Arlette Grosskost. Le corollaire de la stricte neutralité de l’État est le libre choix religieux. Mais en aucun cas ce choix ne doit troubler la res publica. Or c’est bien ce à quoi conduit le port de la burqa, expression d’un fondamentalisme. Pensez vous que celui-ci vise à imposer un radicalisme religieux, à même d’embraser la République française ? Si oui, ne faut-il pas légiférer pour l’empêcher ?

M. Pierre Forgues. Mme Perret, j’avoue ne pas comprendre la raison pour laquelle vous excluez la laïcité des arguments qui justifieraient l’interdiction du port du voile intégral. M. Quillardet, au contraire, s’appuie sur ce principe universel, qui dépasse largement nos frontières.

Nous sommes gênés, car nous ne voulons pas faire de cette question un problème de religion. Mais force est de constater que ce sont ceux qui se réclament d’un islam intégriste qui prônent le port de la burqa. Pourquoi évacuer l’argument de la laïcité, principe intangible ? Le port du voile intégral est la manifestation d’un intégrisme dans la sphère publique.

Mme Sandrine Mazetier. Je trouve intéressant que les associations laïques aient des approches aussi claires et aussi divergentes sur cette question.

Le voile intégral porte atteinte aux trois termes du triptyque républicain. Élisabeth Badinter a rappelé la semaine dernière que deux visions de l’égalité coexistent : la nôtre – les droits et les devoirs sont les mêmes, sans considération de l’origine ou du sexe – et celle qui considère que les droits et les devoirs sont équivalents, mais fondamentalement différents, car liés au genre.

Si nous légiférons au nom de la laïcité, peut-être faudra-t-il rappeler que la laïcité n’est pas seulement l’idée de séparation des Églises et de l’État mais aussi l’idée qu’un citoyen existe sans considération de ses particularismes, y compris de son sexe. À cet égard, la mixité pourrait figurer sur le fronton de nos mairies et être mieux enseignée à l’école.

Mme George Pau-Langevin. Je pense que l’angle adopté par l’Ufal dans le traitement de cette question peut nous permettre de sortir de nos contradictions.

Nous sommes tous d’accord pour dire que le port du voile intégral est une marque d’oppression et l’affirmation d’une radicalité politique. Toutefois, je peine à comprendre en quoi la laïcité peut être un concept opérant, puisqu’elle signifie la neutralité du pouvoir politique par rapport au domaine religieux. Comment condamner une idéologie au nom de la laïcité, même si on ne la partage pas ? Peut-on interdire, au nom de la laïcité, un vêtement religieux sur la voie publique ? Doit-on faire porter la même interdiction sur les autres vêtements religieux ?

M. Marc Blondel. Je sais, de par mon expérience de syndicaliste, comment l’on finit par obtenir ce que l’on souhaite… Si j’étais un imam fanatique, je vous pousserais à prendre une disposition législative et je considérerais déjà comme une réussite d’avoir perturbé l’équilibre des pays démocratiques avec quelques visions vestimentaires. Et si la loi devait être votée, je serais le premier à m’offusquer de ce que le « pays des droits de l’homme » en vienne à l’appliquer.

Monsieur le rapporteur, vous avez fait le lien entre le voile intégral et le ramadan. Prenez garde à ce que l’on ne vous soupçonne de vouloir interdire le jeûne ! Ne croyez pas que je sois pro-islamiste, je suis trop épicurien pour cela… Vous avez entre les mains les moyens de faire respecter la liberté ou d’y attenter.

S’agissant de l’égalité entre les hommes et les femmes, je connais l’argumentaire d’Elisabeth Badinter. Faut-il pour autant aller jusqu’à la discrimination positive, avec les conséquences que cela sous-entend ? Ce n’est pas un argument valable. J’ai pu voir ce qu’en faisaient les représentants des Émirats arabes unis lorsqu’il s’agissait de conclure des accords au Bureau international du travail (BIT).

S’agissant de la laïcité, bien qu’athée et pourfendeur des religions, je ne peux que m’opposer à ce qu’elle soit la base d’une telle disposition. Allez-vous interdire le baptême, marque de soumission d’un individu ? Allez vous rendre obligatoire l’apostasie ? Je ne demande pas à la République française d’être une militante de l’athéisme, sauf à ne plus respecter l’individu.

En interdisant le voile intégral, vous ne parviendrez qu’à enfermer les femmes qui le portent dans leur maison. Et vous cesserez d’avoir peur, car vous ne les verrez plus. C’est cela la réalité !

Je suis peut-être beaucoup plus laïque que vous ne le pensez. Parce que je crois encore à la République et aux représentants du peuple, je vous demande d’y réfléchir à deux fois. En prenant une telle disposition, vous aurez comme interlocuteurs des islamistes, qui viendront vous voir au nom de l’islam, et vous serez contraints d’aller à la conciliation. Ce sera le début d’un communautarisme organisé.

Mme Marie Perret. M. Blondel vient de le rappeler : la laïcité, ce n’est pas l’athéisme.

Si l’on entend par laïcité le principe de séparation entre les Églises et l’État, et donc l’obligation de neutralité de ce dernier en matière de religion, il est impossible d’interdire le port du voile dans la rue. La rue, en effet, ne se trouve pas placée sous l’autorité de l’État, contrairement à l’école publique. Il faut que l’individu ait la liberté d’exprimer son appartenance quelque part : on ne peut le contraindre partout à la neutralité.

Du coup, il nous faut trouver d’autres arguments, comme l’impossibilité d’identification et le déni de singularité. Notre modèle républicain repose sur une définition de la citoyenneté qui fait fi des appartenances ou de la couleur de peau des individus. C’est au nom du principe républicain d’égalité des droits qu’il faut interdire le port du voile intégral.

Quant à savoir s’il s’agit d’un problème religieux, nous devons faire très attention. Le port du voile intégral n’est pas un problème inhérent à l’islam. Il est la manifestation d’un intégrisme ; or toutes les religions sont travaillées par des poussées intégristes. Les musulmans sont divisés sur la question du voile intégral, ne les poussons pas à faire bloc.

M. Patrick Kessel (Comité laïcité République). Si nous en sommes là, c’est qu’en vingt ans, la classe politique n’a jamais pris ses responsabilités !

M. Yves Albarello. Très juste !

M. Patrick Kessel. Face à un certain nombre de dangers, la droite et la gauche doivent adopter une position commune pour défendre les fondements de la République.

La question du port du voile intégral est d’une tout autre nature que celle du port de signes religieux à l’école, puisqu’il s’agit de la voie publique. Si une loi devait interdire au nom de la laïcité le port de la burqa dans la rue, il faudrait qu’elle vise également le port de la soutane ou de la kippa. Sauf à faire des musulmans de France des victimes, ce qui n’est évidemment dans l’esprit de personne ici.

Mais le port de la burqa dépasse la question du vêtement religieux : le voile intégral est un symbole de l’enfermement des femmes et un étendard du communautarisme.

Il ne s’agit plus de débattre philosophiquement du communautarisme ; nous sommes désormais face à un problème de paix civile. Selon le rapport remis en 2004 au ministre de l’enseignement par l’inspecteur général Jean-Pierre Obin qui détaille Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires, la situation est catastrophique, qu’il s’agisse de l’attitude des enseignants, du contenu des enseignements, de l’expression de l’antisémitisme et du racisme dans les classes, de l’incapacité à parler des autres religions – et je ne parle pas de la situation dans les hôpitaux.

L’interdiction du port de la burqa n’aura de sens que si vous vous montrez capables de mener une vraie politique laïque – la France ne vient-elle pas de signer des accords de reconnaissance des diplômes universitaires avec le Vatican ? Il faut que la représentation nationale s’interroge et rétablisse l’équité de traitement pour tous.

J’ai exercé comme journaliste à l’étranger, dans les pays staliniens et dans les pays fascistes d’Amérique du sud. La France dont les opposants aux régimes de ces pays me parlaient alors était celle des droits de l’homme, celle de la Révolution française, celle de la Résistance. Lors de l’affaire du voile, notre association a reçu des dizaines de lettres d’Algériennes nous demandant de tenir bon. Aujourd’hui, il ne s’agit pas de prendre une mesure contre quelques centaines de femmes portant la burqa, mais pour des dizaines de millions d’autres, qui, de par le monde, nous regardent et nous écoutent.

Des hommes et des femmes se battent pour que ce que vous défendez devienne leur réalité. La France doit reprendre le flambeau. Alors que la 65e session de l’ONU vient d’ouvrir et que ceux qui prônent l’universalisme des valeurs sont traités d’islamophobes et de racistes, alors que la présidente libyenne de la commission des droits de l’homme cherche à interdire la critique de toute religion, tenez bon !

M. Jean-Michel Quillardet. En Turquie, pays laïque, la burqa n’existait pas il y a de cela dix ans. Aujourd’hui, des quartiers entiers sont peuplés de femmes intégralement voilées.

L’argument qui consiste à dire qu’il ne faut pas légiférer, sauf à enfermer les femmes à la maison, est celui qui prévalait contre la loi interdisant le port du voile à l’école. Or, que je sache, les enfants musulmans continuent d’aller à l’école publique ! Il faut que nous prenions nos responsabilités

J’entends la laïcité comme une conception de l’individu. La laïcité ne signifie pas seulement la séparation des Églises et de l’État, l’obligation de neutralité, elle englobe un certain nombre de valeurs universelles, humanistes, dont la liberté de conscience. Or la vision d’une burqa dans la rue porte atteinte à ma propre liberté de conscience. J’ajoute que la rue dépend juridiquement de l’État et est donc une forme d’espace public.

M. Hubert Sage. Je soutiens qu’il existe une offensive islamique délibérée. Je n’ai jamais dit, M. Blondel, qu’il fallait interdire le ramadan. J’observe simplement que ces deux dernières années, certains de mes amis maghrébins, stigmatisés, n’ont pas pu ne pas observer le jeûne.

La neutralité de l’État que suppose la laïcité, ne signifie pas que l’État doit laisser exister des formes d’oppression dans la rue. Si une loi interdisant le port du voile intégral devait être adoptée, elle ne pourrait l’être qu’au nom de l’ordre public laïc. C’est l’unique fondement reconnu par la CEDH dans sa jurisprudence. Tout autre fondement exposerait la France à une condamnation pour discrimination.

Si vous vous en tenez à la notion d’interdiction de signes religieux ostensibles dans la rue, vous vous trouvez effectivement face à une difficulté car vous serez amenés à interdire les vêtements des ordres religieux, comme l’a fait le Mexique en 1967.

Toutefois, il faut savoir que la Cour constitutionnelle égyptienne vient de déclarer que la burqa n’était pas un vêtement religieux, mais un symbole d’oppression ; un projet de loi visant à interdire son port est en préparation au Parlement.

Si une loi devait être adoptée, il faudrait qu’elle le soit au nom de la laïcité. Car la liberté de conscience ne donne pas la liberté d’opprimer autrui.

M. Yves Albarello. En effet, la burqa n’est pas un vêtement religieux. Il s’agit d’un moyen de nous tester, dans le cadre d’une offensive lancée contre la République. Cette question aurait dû être traitée il y a vingt ans. Nous sommes contraints de nous y atteler aujourd’hui, alors que des problèmes bien plus graves se posent en France.

Il nous faudra être très fermes et faire attention à ne pas construire une « usine à gaz » législative, comme cela a été le cas avec les tests ADN. Je pense que deux articles devraient pouvoir suffire. Et si cette loi devait avoir pour effet que certaines femmes restent chez elles, ce ne serait pas un réel problème.

M. Marc Blondel. Condamnez-les donc au harem !

M. Yves Albarello. Car comme l’a rappelé M. Quillardet, de telles prédictions ne se sont pas réalisées après l’adoption de la loi interdisant le port du voile à l’école.

M. le rapporteur. M. Blondel, vous m’avez mal compris. Si je me permets de telles remarques sur le ramadan, c’est qu’être élu de Seine-Saint-Denis me confère une certaine expertise en la matière… J’en suis à ma septième rupture de jeûne ! En tant que responsable de la rénovation urbaine et de l’attribution de nouveaux logements, je trouve gênant que des militants de l’islam réveillent chaque matin les habitants d’un quartier – Vietnamiens inclus – pour leur rappeler l’obligation du jeûne. Autant je respecte les religions, autant je ne supporte pas qu’on en impose une.

M. Marc Blondel. J’ai vécu à Bondy et à la Plaine-Saint-Denis, je connais donc parfaitement la situation. Mais sachez aussi que dans le XXe arrondissement de Paris, un curé, voisin de la Fédération de la libre pensée, carillonne avec une régularité étonnante !

M. le président. Je vous remercie tous. Ce débat ne fait que s’ouvrir. Croyez à notre détermination de le voir aboutir.

L’audition prend fin à dix-huit heures quinze.